Perdu dans les limbes, il cherchait péniblement le passage qui pourrait le ramener à une vie terrestre. Néanmoins, la tentation était grande de se laisser porter par son matelas de pensées. Mais, lorsqu’il croisa une colonne, où derrière se tenait entrouverte la porte décorée de trois visages de spectres dont les bouches déformées hurlaient ensemble la douleur de n’avoir qu’un seul front fusionné, aux atroces claquements osseux de mâchoires qui se désemmanchèrent, il se réveilla.
À son chevet attendait une femme, vêtue d’une robe sombre, presque noire. Avant de parler, il tira sur le vêtement qui l’habillait. Ne pouvant en voir la couleur, il leva le bras pour s’assurer de ce qu’il portait. En voyant la manche violine de sa robe, son souffle se calma. Persuadé d’avoir fait le grand voyage, il bloqua son regard sur celle qui venait de lui prendre le bras pour le reposer le long de son corps.
– Quand sommes-nous, madame ?
La femme, aux traits tirés par la fatigue, mais aux yeux bleus brillant de satisfaction, lui répondit d’abord par un visage interrogateur. Puis, elle dit :
– Nous entamerons demain la première lune blanche de notre 864ème sillon.
L’homme sembla quelque peu rassuré. Toutefois, il manquait dans sa réponse un indice qui l’obligeait à la questionner encore.
– Ha… ha bien… Et, êtes-vous en capacité de me donner mon nom ?
À cette seconde question, le visage de la femme devint inquiet et manifesta des traits de compassion.
– Cette opération a dû être tellement éprouvante. Il vous faut rester calme et dormir encore. Votre mémoire reviendra en temps voulu, Votre Éminence.
– Très, très bien. Je suis toujours Chèl Mosasteh, devin impérial des neuf Cités Rouges, alors.
Là encore, la femme d’un jeune âge fut quelque peu surprise par ces paroles subitement empreintes de raison.
– Alors, du temps, je n’en ai que trop perdu, ajouta-t-il pour se donner de la force et se relever, à l’opposé de celle qui le surveillait.
Plus que surprise par sa vigueur subite, elle tenta de le saisir par les épaules avant qu’il ne se lève, en le sommant de rester à sa place.
– Non… restez ici. Vous devez… m’écouter.
Mais, ses jeunes mains glissèrent sur le satin de la robe violine. Et surtout, elles ne purent se résoudre à mécontenter le puissant homme qu’il était.
Alors, Chèl Mosasteh se releva, avec toutefois quelques douleurs le tirant dans tout le corps, sentant bien qu’il était resté longtemps alité. Sa joie d’avoir vaincu la position allongée fut de très courte durée, puisque le plancher sembla comme se dérober sous son pied. Et, il tomba à terre. Le pauvre drap blanc, taché de sang, n’eût pas été assez coincé pour le retenir.
Consciente de l’énorme erreur qu’elle avait faite et des conséquences désastreuses que pourrait avoir cette chute sur elle et sur son blessé, elle se précipita à ses côtés. Chèl Mosasteh gisait par terre, dans l’incompréhension la plus totale.
– Je sens pourtant de la force dans mes jambes, mais je… je n’ai plus d’équilibre.
– Croyez-vous, Votre Éminence, que l’on reste aussi agile avec un seul pied au lieu de deux ?
Aussitôt, il regarda au bout de sa jambe droite, cet attribut qui, pour lui, était toujours là. Mais, il ne le vit pas. Son pied avait bel et bien disparu et un bandage couvrait sa jambe jusqu’au mollet. Éberlué par la douloureuse découverte, il passa le bras autour de son cou pour qu’elle l’aide à se rassoir.
– Oui… Je me souviens de ce pied noir, lui dit-il d’une voix versée dans sa mémoire.
– J’ai dû, aidée de cinq autres prêtresses, vous en séparer. Cette opération ne fut pas sans risque, mais curieusement, votre vieux corps a bien mieux résisté que nous le pensions. Vous avez la vitalité d’un jeune homme ! ajouta-t-elle, heureuse, en voyant le bandage en place. En plus, vous avez Xyle de votre côté. Regardez, le pansement a gardé votre plaie de craquer ses coutures dans la chute.
Chèl Mosasteh prenait la mesure de son nouveau handicap.
– Bien, il vous suffit de me faire appeler l’ébéniste impérial et j’aurai, de ce pas, un pied neuf, si je puis dire, déclama-t-il avec le sourire.
– Vous ne comprenez pas. Il vous faut cicatriser avant de pouvoir espérer porter ce genre de chaussure. Sinon, la gangrène risquerait de revenir et cette fois ce serait jusqu’au genou que je serais obligée de couper, insista-t-elle, avec la délicatesse de la jeunesse.
– Chèl Mosasteh ne sembla pas autant affecté qu’elle pouvait l’espérer. Il observa la petite pièce dans laquelle il avait été conduit et, aux couleurs des rideaux qu’il parvenait à distinguer malgré le peu de lumière, il continua :
– Nous sommes au palais, n’est-ce pas ? L’empereur n’a pas laissé son fidèle devin entre les mains des prêtresses d’Anhouryn, trop loin de lui. Ouvrez-moi ces volets. Je veux voir le jour. J’en ai terminé de dormir.
L’homme avait, dans ses paroles, l’aplomb propre aux personnalités de pouvoir. La jeune prêtresse s’exécuta, en veillant, du regard, à ce qu’il reste assis sur son lit.
– Je ne suis pas votre servante… ajouta-t-elle en tirant sur les grands rideaux de lin rouge, aux motifs cousus d’or.
– Je le sais… oui… D’ailleurs, j’aimerais connaître le nom de ma sauveuse, dit-il d’une voix forcée d’amabilité.
– Aunraée est mon nom et bienfaitrice de vie est mon titre, au sein de l’Église du Soleil d’Élinéa, lui répondit-elle.
– J’aurais dû m’en douter, à en croire votre larme de cristal cerclée d’or. Comment se fait-il qu’Alishal Béédyne, la soigneuse du soleil, ne m’ait-elle pas, elle-même, prodigué les soins ? Elle serait surement parvenue à me sauver le pied, elle ! lui envoya-t-il afin d’assoir son autorité.
Malheureusement, ça n’eut pas l’effet escompté. Et Aunraée revint vers lui, avec la célérité propre aux femmes d’action.
– Parce que vous pensez me rabaisser avec vos vilaines paroles ? Si l’on m’a imposé de vous couper le pied, c’est bien que j’en étais capable. Et vous pouvez remercier les deux sillons de guerre que vous avez imposés aux terres du Sud. Sans eux, je n’aurais pas appris à faire autant d’opérations de boucher. Des pieds, des mains, des jambes, des bras, j’en ai coupé. Je ne saurais dire combien. Durant ces deux sillons et huit lunes de guerres fratricides, j’ai vécu en enfer. Alors, dorénavant, vous allez m’écouter. Car je n’ai nullement envie de rester à votre chevet plus longtemps qu’il n’en faudra pour que votre moignon cicatrise. D’autres, moins chanceux, m’attendent pour qu’aussi je les soigne.
Elles étaient rares, voire même inexistantes, les personnes qui lui parlaient sur ce ton, ce qui l’amusa au lieu de le courroucer. Mais en aucun cas, cela ne devait le détourner de son but. Chèl Mosasteh attendit que le silence s’installe et qu’avec lui s’apaise la prêtresse échaudée. Puis, il débuta ses propos d’une voix calme qui, au fil de son discours, fit trembler tout le corps de sa jeune interlocutrice.
– Cela ne pouvait pas mieux tomber que vous ayez déjà fait l’expérience de l’enfer. Car, si je reste ici, obligé à me reposer, comme le fait la chenille dans son cocon, soyez-en sûr, l’enfer pourrait bien revenir faucher les habitants de ces terres qui sont si chers à votre personne.