Ce fut grâce aux nombreux flambeaux, délimitant les pontons du port, qu’ils purent accoster de nuit, dans la cité de Viirgore. Cette île, située dans la Mer Déchirée, se trouvait au large de Viir, une ville de l’Empire des neuf Cités Rouges. Viirgore avait l’avantage de se situer à une journée de galère de Narouèn et Tabenskin, deux des neuf. Bien que considérée comme une cité, Viirgore n’était pas comptée dans les neuf. Elle était la dixième, principalement destinée à une clientèle possédant le moyen de s’y transporter par bateau. Ici se côtoyaient les puissants, loin du peuple puant des cités bondées. On y trouvait de nombreux établissements de fête qui éclairaient tout le flanc de la seule montagne dont était constituée cette petite île. À son sommet siégeait le donjon de son ciconor local, le dirigeant de Viirgore.
– Regarde Kaïsha, c’est pas beau tout ça ? interrogea Korshac, les yeux brillants des lumières de la cité.
N’ayant jamais rien vu de pareil, Kaïsha acquiesça sans dire mot.
– Ça te dirait de vivre ici, au pied de la mer et à fleur de montagne, comme une princesse humaine ?
– Pourquoi, tu comptes me revendre à l’une de tes puissantes connaissances ?
Kaïsha, n’étant pas habituée aux mots doux de Korshac, avait ce don pour renverser les phrases.
– Ben non ! Je compte bien être le prince… ma princesse, ajouta-t-il avec un sourire aussi large que son visage.
L’annonce n’était pas banale et eut pour effet de surprendre Kaïsha aussi bien dans la forme que sur le fond.
« Étaient-ce toutes ces belles lumières qui avaient donné à Korshac un élan de romantisme ? se demandait Kaïsha. »
– Terminés les bains de populace. À nous la grande vie ! continuait Korshac comme pour déclarer son amour.
La déclaration était si singulière, venant du capitaine, que la panthérès fut quelque peu charmée.
– Mais, comment ça ? On vient vivre ici… tout… tout de suite ?
La candide réponse de sa belle panthère imposa à Korshac de figer son visage dans des traits d’excuse.
– Oh ma belle… commença-t-il en se rapprochant, tout en prenant délicatement ses épaules velues.
– Ce n’est pas encore à ma portée, mais j’y travaille. Une fois que le commerce de l’herbe aura pris de l’ampleur, je peux t’assurer qu’on aura largement les moyens de vivre comme des rois.
Même si ce n’était pas, au fond d’elle, ce à quoi Kaïsha aspirait, cela eut le mérite de la séduire. Et à y bien réfléchir, que pourrait apporter un orkaim dans ce monde dominé par les humains ? Qui plus est, un orkaim même pas fichu de lui accorder des moments d’attention comme s’il avait profité de son corps, juste le temps de la fin d’une nuit, tel un barbare ? Korshac savait parler à celle qu’il avait sortie des cages de Daïkama. Pour sûr, il était en partie le forgeron de sa personnalité.
En guise d’approbation, elle apposa ses mains sur les siennes. Korshac, heureux d’avoir fait mouche, revint à ses préoccupations de la soirée.
– Va falloir se l’gagner. Prends avec toi deux gaillards. On a des échantillons à présenter à notre hôte.
La galère appontée, sur le côté du port assigné aux navires de guerre, Korshac descendit à terre, suivi de Kaïsha, tenant en laisse le barbare qui portait sur ses épaules une caisse d’herbe. C’était l’une des deux conditions qu’ils s’étaient fixées pour le faire descendre. La seconde était toujours d’avoir à ses côtés Kwo, celui qui l’avait convaincu de revenir au navire.
– Pourquoi tu m’as pris encore celui-là ? Ça ne t’a pas suffi de le poursuivre deux jours durant, dans la merde des bouseux d’Ildebée ? râla Korshac pour en revenir à son vocabulaire de prédilection.
– Il n’a pas encore fait toutes ses excuses ! cria-t-elle, dans l’espoir d’être aussi entendue de Yurlh.
– Rah ah ! Je te reconnais bien là, ma tigresse sans pitié. Fais-lui-en baver. Il a les muscles pour, ajouta Korshac qui devait, sans s’en rendre compte, commencer à nourrir un brin de jalousie.
Alors qu’ils avançaient tous les quatre vers les lumières des premières tavernes, un sarénor, un haut gradé en armure surmontée d’une cape rouge, entouré de trois soldats, leur barrèrent le passage.
– Halte-là ! Vous avez mouillé au port de guerre. Votre navire doit faire place sur le champ !
– Korshac. Ça, c’est mon nom. Vous devez déjà avoir entendu parler de moi, non ? lui dit-il avec plus d’aplomb que le sarénor.
Ce dernier chercha visiblement si ce Korshac avait une résonance dans sa mémoire.
– Le Grand Blanc, ça c’est son surnom ! ajouta Kaïsha avec le même ton de conquérant que son bien-aimé capitaine.
À en croire l’expression de surprise du gradé, les derniers mots de la femme-panthère avaient évoqué en lui un souvenir récent.
En étirant son front vers le haut, il dit :
– Très bien, Korshac… Alors, vous allez devoir nous suivre jusqu’à l’entrée des artistes.
Ils prirent sur la droite, à l’opposé des rues montantes de la ville, et suivirent le sarénor en passant entre les gardes qui fermèrent la queue. Bien qu’ils soient armés et protégés de broignes annelées, les gardes rouges observèrent, avec un certain sentiment de crainte, le colosse transportant seul la caisse qu’ils auraient eu difficulté à porter à deux.
– L’entrée des artistes… c’est dommage. J’aurais tellement préféré que ma belle profite des éclairages somptueux de la cité, ajouta Korshac, sincèrement contrarié.
Le sarénor s’arrêta en bombant le torse, couvert d’une rutilante cotte de mailles dont il n’était pas peu fier.
– Les allées montantes de Viirgore sont réservées aux dignitaires et riches bourgeois de l’Empire, pas aux vulgaires marchands de contrebande, termina d’insister le sarénor qui assit définitivement son pouvoir sur Korshac et les trois autres visiteurs.
– J’aurais aimé meilleur accueil. Mais, je vois que cette fripouille d’Ostillus s’entoure d’autres de ses semblables, murmura Korshac à Kaïsha.
– On sent que nous sommes encore loin d’être considérés comme des princes… ici, ajouta Kaïsha.
Korshac répondit d’un rictus formant une vilaine ride entre ses yeux. Ils arrivèrent à une double grille en fer, fermée sur un chambranle de pierre, accolé à la roche de la montagne. L’un des gardes, muni d’une torche, décrocha de sa ceinture une grosse clef qu’il enfonça dans la serrure et l’ouvrit. Derrière, se comptaient par centaines les marches montantes d’une large galerie creusée à l’abri des regards, dans la montagne. Elle devait surement mener directement au donjon du ciconor Ostillus, l’ami supposé de Korshac.