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« La cité d’Ildebée n’est clairement pas faite pour moi, se disait Kaïsha, en rasant les murs des rues, s’éloignant d’un pas rapide du quartier du palais. »


Cette xénophobie rampante, qui gagnait en force au fil des lunes, ne l’invitait pas à venir vivre dans l’une ou l’autre des neuf Cités Rouges. Kaïsha en allait même à se demander si elle n’allait pas finir par se faire ramasser par les gardes, pour être revendue sur le marché aux esclaves, ouvert de jour comme de nuit. En marchant, elle maintenait le profil bas, visant les pavés, se gardant de ne croiser aucun regard qui, sans aucun doute, serait accusateur.


« Je préfère être derrière le fouet que dessous, se disait-elle. »


Et ici, dans ce quartier de nobles et riches bourgeois, elle se sentait dessous. Toujours, avançant d’un pas rapide, elle veillait bien à ne bousculer personne, un geste anodin d’habitude, mais ici, qui prendrait une tout autre dimension de par sa race de femme-panthère. Ne connaissant pas le chemin, et ne voulant nullement le demander, elle se dirigea dans la direction de la pente, espérant tomber sur la rivière. Et de là, elle repartirait vers le soleil couchant.


Soudain, les rues perdirent de leur éclat. Une masse énorme venait de couvrir le ciel. Ensuite, une pluie de grosses gouttes gronda sur les pavés, les couvrant de ruisseaux. Tous partirent s’abriter sous les porches, même si la rue était entièrement couverte de toiles, tirées entre les murs, pour abriter du soleil la peau sensible des humains. La pluie rebutait les peuples du Sud. Kaïsha, en fille des mers, s’éloigna des hommes et des murs pour marcher au centre de la rue.


Passant sous les filets d’eau, coulant des toiles la dominant, elle était sure de ne bousculer personne. Elle sentit les regards des humains. Mais la rue libérée de la foule, elle put courir sous la pluie battante sans craindre d’être prise pour une voleuse. Enfin, passant sous l’arche marquant la frontière de la richesse, elle retourna dans un quartier en adéquation avec son bas rang de mi-bête. 


La pluie partit aussi vite qu’elle était venue et les rues ruisselaient encore. Retrouvant la rivière, centre névralgique de la cité, aux deux flancs de colline qui descendaient jusqu’à ses eaux, Kaïsha avançait maintenant plus sereine. En voyant, dessiné sur une enseigne, un petit cheval blanc, tout juste brillante d’avoir été lavée par l’orage, elle se souvint ici, sur le pas de la porte, avoir molesté Kwo, huit lunes plus tôt.


Elle s’arrêta juste avant la terrasse des baigneurs, trempée jusqu’aux os, d’une eau froide tombée du ciel. Kaïsha envia un homme joufflu, au crâne rasé, qui y prenait le bain. Il était entouré de vapeurs, assurant que l’eau devait être chaude et agréable. Cette eau, disparaissant en volutes, ressemblait étrangement, dans son souvenir, à celles d’un lieu visité quelques lunes plus tôt, dans lequel il fallait maintenant absolument aller. 


De grosses bulles bruyantes accompagnèrent Kaïsha dans sa volte-face. Le baigneur fit un sourire gêné devant le témoin de son forfait. 


Longeant la rivière en direction de la porte est, cette fois, Kaïsha s’enfonçait plus encore vers le centre de la cité. Bâtis tout du long, on comptait nombre de tavernes, d’auberges et de lieux de perdition. Toute la populace de la cité y cuvait la fête. C’était pour ainsi dire assez calme. Mais, ce qu’elle cherchait n’était ni une taverne ni une auberge, mais plutôt un lieu qui voulait rester caché pour que chacun y fasse son illicite action. 


Entre deux bâtisses en bois, où on entendait brailler des joueurs encore debout à terminer une partie de dés commencée la veille, elle reconnut l’escalier de pierre sinueux. Elle s’y glissa en passant par-dessus un ivrogne allongé en travers. L’escalier semblait taillé dans un rocher surplombant la rivière. Ici, le flanc de la colline était plus abrupt et un bâtiment de bois avait décidé de s’y coller en hauteur, à la manière d’un escargot.


Ses souvenirs restaient confus, car, lors de sa première visite, en compagnie de Korshac, la sortie avait eu lieu de nuit. Néanmoins, elle se souvint du petit pont de bois qu’il fallait fouler pour atteindre la porte creusée d’un judas large d’une main. Elle frappa à l’aide du maillet de fer accroché à un anneau. La porte était trop épaisse pour que les habitants y entendent la main. Le judas s’ouvrit, il était à hauteur de tête, et, derrière, apparut l’œil hagard d’un humain, au nez criblé de larges points noirs. Il ne parlait pas. Peut-être attendait-il qu’on lui chante un mot de passe.


– Je veux voir Asia ! lança sans hésiter Kaïsha, qui n’en était plus à se demander si elle devait ménager son interlocuteur.


L’œil cligna, regarda en haut, en bas, et le judas se referma. Kaïsha avait perdu toute patience. Elle ressaisit le maillet et frappa quatre et cinq fois encore pour être sure d’avoir été entendue. Les métaux des verrous se mirent en branle, se frottèrent et enfin la porte étroite et épaisse s’ouvrit. Sur tout le contour de l’ouverture, de la fumée en profita pour sortir. Elle avait une odeur forte, mais ne piquait pas les yeux. L’homme, derrière, n’avait qu’un seul œil vaillant. L’autre était recouvert d’un bandeau rouge. Il ne pipait toujours aucun mot. Après avoir veillé à refermer la porte de trois larges verrous, il avança jusqu’à un comptoir sur lequel étaient alignées diverses pipes.


Là, une femme aux quatre bras, aussi maigres que de la corde à gréement, au teint surement jauni par la fumée environnante, terminait de remplir une pipe d’herbe à la couleur du soufre. Devant le comptoir, attendait, se balançant comme un pendule, un vieil homme au visage allongé d’un rat. 


– Et qui prétend la connaître ? demanda la femme d’une voix sèche et déraillante.


Tout en se rapprochant, Kaïsha répondit :


– Korshac, le Grand Blanc, m’envoie. Il y a des rochers plein les hauts fonds !


La jeune femme, aux traits épais, écarta ses quatre bras d’un air interrogatif, avec dans la main une pipe pleine qu’elle venait de bourrer. Le vieillard desséché manqua de tomber en essayant d’attraper l’objet de sa convoitise.


– On a des problèmes avec le dernier chargement. Voilà, c’que ça veut dire ! ajouta Kaïsha en haussant le ton.


– Et alors, qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? répondit la femme-araignée, toujours en appuyant ses paroles avec des moulinets. 


Le vieillard, nullement intéressé par la discussion, tentait d’attraper au vol la pipe qu’il était venu chercher.


– Pour l’instant rien, car c’est juste Kaïsha qui vous parle. Mais si Korshac vient en personne crier son message, croyez-moi vous comprendrez pourquoi on lui a donné le nom d’un requin mangeur d’êtres humains.


À ces mots, ses bras s’arrêtèrent de tournoyer. Le vieux ratrid en profita pour tenter de saisir sa pipe qui malheureusement restait tenue par la main la plus haut-perchée. Elle cligna des yeux.


– Kaïsha, c’est ça ? 


Puis, elle se tourna vers le borgne pour lui parler.


– Amène-la dans le haut fumoir, lui dit-elle.


Elle porta la pipe à ses lèvres, l’alluma et la tendit au pauvre vieux qui l’accueillit avec un ronronnement d’entière satisfaction.

Note de fin de chapitre:

Depuis 2018, nous publions la saga YURLH sur HPF. Nous préparons un financement participatif en 2025. On a besoin de toi pour faire de ce rêve une réalité : un roman papier.

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