Était-ce une vision, une pure création de son imagination ? Lui, qui avait tant voulu retrouver sa mère, poursuivant dans Ildebée la voix de celle qui l’avait sauvé de la mort, huit lunes plus tôt. L’avait-il tout simplement inventé dans son esprit d’enfant abandonné ?
– Mon bel orkaim, tu m’as retrouvée en bravant tous les dangers.
Elle parlait avec la voix de sa mère, mais son apparence était tout autre. Ce n’était pas la femme aux traits apaisants et à la peau blanche qui lui avait, avec tant de douceur, pansé les blessures. Oh ça non. Mais comment était-ce possible ? Comment pareille chimère pouvait autrement exister que dans ses rêves ?
Yurlh cligna des yeux, se demandant si toute cette salle n’était pas le fruit d’un songe. Si cette femme agenouillée, dans cette étrange posture, sur ce lit de draps de soie blanc nacré, n’était autre qu’une illusion.
Peut-être que, finalement, l’araignée géante avait eu raison de lui ; que le poison, coulant dans ses veines, le faisait divaguer ; que son esprit tentait de se détourner de son funeste destin, en lui apportant du réconfort alors qu’il était emprisonné dans un cocon de fils de soie blanche aux reflets de nacre.
Incapable de faire un seul geste, elle s’approcha, glissant sur la soie dans un sifflement fin et discret. Sa main chaude se posa sur la sienne au bout de ses bras ballants de confusion. Son corps nu, couvert de poils dressés, lui effleura les muscles encore congestionnés de l’affrontement précédent.
Ce poison était donc là pour le tenir bien sage dans ce cocon qu’elle avait eu tant de mal à lui tisser, qui lui avait coûté tant d’énergie. Car, s’il venait à se débattre, avec la force qui le caractérisait, les fils de soie blancs aux reflets nacrés céderaient certainement. Debout, immobile, à la merci de cette veuve noire, déguisée d’un habit fauve, Yurlh resta incapable de lui empêcher d’approcher ses lèvres du creux de son oreille.
– Non, mon courageux guerrier, tu ne rêves pas. Nous sommes bel et bien enfin réunis.
Pourtant aucune parole n’était sortie de sa bouche et elle avait deviné ce qu’il pensait. Tout comme sa mère qui savait devancer ses volontés pour le satisfaire, le gâter. Petit, dans les plaines vallonnées, il se souvint des biscuits d’insectes au lait de coco dont il raffolait tant, les dévorant, entourés de ses frères et sœurs.
Et puis, si ce devait être la fin, ce n’était pas une fin malheureuse. Là, ficelé, son corps servirait longtemps de plat à cette créature, plutôt que de pourrir, comme ses frères, sur le champ de bataille et n’être qu’un repas pour les mouches et les vers. Là, divaguant dans les souvenirs mélangés de sa courte existence, ce n’était pas si mal.
– Viens, laisse-toi aller. Viens couvrir de caresses mon corps désireux de te rencontrer.
Si ces phrases étaient une pure construction de son esprit, il aurait dû les comprendre. Or, il avait du mal à saisir la portée de ces mots. Que voulait-elle vraiment ? Qu’entendait-elle par caresser son corps ? Cela lui paraissait autrement plus repoussant que de caresser une bête. Caresser celle qui avait la voix de sa mère n’était pas dans ses perversions. Peut-être voulait-elle un câlin ? Le câlin d’un fils heureux de retrouver celle qui constituait son univers, son équilibre ?
– Non ! Je ne suis pas ta mère ! Je suis celle que tu désires. Je suis celle que tu dois ensemencer.
Enfin des paroles compréhensibles qui s’accordaient un peu plus avec ce qu’il ressentait au fond de son être. Tout du moins, pour le début, car la suite de ce qu’elle venait de dire était pour le moins énigmatique. Non, Yurlh ne désirait pas sa mère ni l’ensemencer, il n’en comprenait nullement le sens.
Énervée, elle tenta de l’attirer vers elle, mais elle put seulement l’obliger à poser un genou sur son lit, car Yurlh sentait quelque chose l’attirer dans l’autre sens.
– Regarde-moi ! dit-elle, d’un ton péremptoire.
Mais, l’effet escompté ne vint pas. Yurlh continuait de tourner la tête. Elle reprit d’un ton plus suave, à l’identique de celui du début de la rencontre.
– Regarde-moi, mon enfant, tentant une approche qui ne devait pas le laisser indifférent.
Alors qu’il était presque à voir qui l’empêchait de monter sur le grand lit blanc de soie nacrée, Yurlh reprit de la regarder. Là, devant lui, agenouillée dans une posture qui n’aurait laissé aucun homme dubitatif sur ses intentions, Kaïsha attendait qu’il s’avance plus, lui tenant la main. Mais, cette voix, celle qui l’avait mené jusqu’ici, ce n’était pas la sienne. Cet assemblage de la voix et du corps ne correspondait pas.
Yurlh se détourna aussitôt et vit qui lui tirait sur l’autre bras. C’était sa jeune amie, Demnukys. Elle tentait toujours de l’éloigner de l’emprise de la femme mystérieuse. De ses lèvres d’enfant, sans émettre de son, elle lui dit :
– C’est les trois spectres.
Yurlh reconnut le mouvement de ses lèvres et se rappela les mots dans sa tête. Un frisson parcourut le bras que la femme touchait. Dorénavant, l’incompréhension avait fait place à la peur.
– Si je ne peux faire de toi mon géniteur, j’ensemencerai moi-même ta promise, râla-t-elle de dépit, comme si elle avait perçu aussitôt les sentiments de Yurlh à son égard.
Et puis, ravalant la rage de sa défaite, elle lui toucha affectueusement le dessus de la main, comme une mère.
– Tu n’es qu’un enfant dans un corps d’homme. Je me suis méprise, voilà tout, ajouta-t-elle, consciente qu’il lui était impossible, même en déployant tous ses pouvoirs, de charmer celui qui ne connaît pas encore le désir.
Yurlh observait toujours cette créature étrange au corps de Kaïsha et à la voix de sa mère. Consterné ou encore hypnotisé, il restait debout sans voir l’assassine en noir qui s’approchait avec en main un collier d’acier, attaché à une chaîne. Elle le lui referma autour du cou. Et, ce ne fut qu’au moment où le cadenas épais cliqueta, qu’il reprit ses esprits. Mais, c’était déjà trop tard, il était prisonnier d’une chaîne aux trop larges maillons pour tenter de la briser.