– Pourquoi avaient-ils besoin de bâtir trois portes ? Une seule eût été amplement suffisante, non ? demanda le capitaine Rulaskys sur fond de burin martelant les joints de jais, entourant la porte centrale.
Chèl Mosasteh était dans ses pensées, fixant la porte que deux soldats dégageaient de son scellement. Depuis qu’il avait pris entre les mains le petit carré de lin noir de deux centimètres à peine, il ne savourait plus de laisser planer le mystère. On le sentait préoccupé.
Jusqu’à maintenant, quand les soldats témoignaient des signes d’inquiétude, Rulaskys avait toujours le bon mot pour dédramatiser. Mais, depuis qu’il avait donné ce miteux carré de tissu noir, tout avait basculé. On sentait même chez le capitaine une certaine tension. Rulaskys attendit puis reposa sa question concernant les raisons de la construction de trois portes, au lieu d’une seule.
– Une porte pour chacun, afin de calmer tout sentiment de jalousie qui pourrait naître dans la fratrie.
Rulaskys fronça les sourcils d’encore entendre une énigmatique phrase. Cette fois, le devin n’exprima aucune satisfaction sur son visage en se tournant vers le capitaine, même s’il le voyait baigné d’incompréhension.
– Deux frères et une sœur. Une porte pour chacun. Pour les honorer tous, ajouta en guise d’explication Chèl Mosasteh.
– Il y a donc ici, pas une reine, mais une reine et deux princes, tenta Rulaskys d’ajouter pour démontrer qu’il suivait les dires du devin.
Chèl Mosasteh baissa la tête et continua.
– Les deux autres portes ne sont là qu’en l’honneur de ses frères. Ici git uniquement la reine. Les deux rois sont enterrés ailleurs, plus loin, au-delà de l’océan.
Bien que Chèl Mosasteh n’aimait point partager les détails de ses missions, aujourd’hui, plus que jamais, le fardeau prenait plus de poids encore et lui paraissait trop lourd à porter. Même si au départ de la traversée, ce capitaine ventru, à la barbe mal taillée et bien trop familier, lui avait déplu, au point de tenter de le soumettre par la peur, Chèl Mosasteh avait appris à l’apprécier.
Car Rulaskys, au contraire de tous les autres qu’il avait côtoyés, s’était engagé à le suivre dans son périple alors qu’il aurait pu rester dans ses quartiers, à la poupe de son navire. Ses manières, qu’il lui avait reprochées en silence, étaient en ce moment plus qu’importantes, là, devant la porte nacrée de talc, dont les scellements de poudre de jais sombre gisaient, striant de traits noirs le seuil du tombeau.
Rulaskys, ainsi que tous les soldats rouges, percevaient la gravité de la situation, par le ton monocorde qu’avait pris la voix du devin. Tous se demandaient ce qu’ils allaient ainsi mettre à jour, ce qui faisait trembler Chèl Mosasteh, le devin des Trilunes impérial, ce mage qui avait porté leur empereur au rang de divinité immortelle.
Chaque coup de burin était suivi par un geste du devin, car les deux derniers morceaux de joints noirs se devaient de sauter en même temps. Ils étaient situés en un point précis de la porte, à l’est et à l’ouest, toujours afin d’honorer les deux frères, pourtant absents.
Une fois retirés, Chèl Mosasteh ordonna que soit ramassé l’ensemble des joints et qu’ils soient posés dans un petit coffre de bronze sur lequel avait été poinçonné le même symbole que celui ornant la porte. Le devin veillait à ce qu’aucun morceau ne jonche le seuil de la porte, d’une façon aussi précise qu’un rituel.
Alors, il demanda à tous de se mettre derrière lui et de poser, sur les marches, leurs genoux. Non pour honorer celle qui devait dormir d’un éternel sommeil en ce lieu, mais pour ne pas réveiller son courroux, disait-il. Lui seul se mit devant la porte. Face à lui, on avait pris soin d’installer son lutrin de voyage afin qu’on y appose le livre à la couverture de cuir gris et fripé, comme la peau d’un vieil homme.
Le devin prit le temps de l’ouvrir à la page voulue et, une fois le silence entendu, il entonna la lecture d’une longue mélopée qui ne pouvait être qu’une prière. Nul ne pouvait en comprendre le sens puisqu’elle était prononcée dans une langue inconnue aux accents terrifiants.
Une fois fait, Chèl Mosasteh s’attarda à ranger son précieux ouvrage dans la sacoche qui l’accompagnait partout. Un soldat dégagea le lutrin du devant de la porte et trois autres se mirent à pousser, à l’emplacement même que le devin avait indiqué.
La porte était plus épaisse que le torse d’un guerrier et pourtant il leur fut aisé de la faire pivoter. Elle ne s’ouvrait ni sur la gauche ou la droite, mais en son milieu, ne laissant que peu de place pour passer. Au moment où elle libéra l’air, qui normalement était emprisonné depuis plus de cent sillons, il n’y eut pas la dépression tant attendue par le devin. Son inquiétude montait et pourtant, quelque part en lui, il gardait toujours l’espoir de trouver la sépulture intacte.
Derrière la porte, fut éclairé, par de nombreuses torches, un assez large couloir dont les murs blancs étaient sculptés d’une multitude de visages entrelacés. Certains exprimaient la douleur, d’autres le plaisir. Les ombres animaient les yeux creux et les bouches bombées, donnant vie à ce tableau gigantesque.
Les soldats avançaient, en veillant bien à rester derrière le devin. Rulaskys suivait, curieux de plus en découvrir. Ils arrivèrent dans une salle en ovale où des centaines de visages avaient les yeux rivés sur le sarcophage posé en son centre. Ici, même le plancher était sculpté de faciès sur lesquels il fallait marcher pour aller jusqu’à la tombe.
Au centre, où devait siéger la sépulture en forme d’œuf, aux contours aussi lisses qu’une pierre polie, il y avait bien un sarcophage blanc et nacré. Mais, son couvercle avait été poussé sur le côté et en tombant, il s’était brisé en deux. Chèl Mosasteh s’en approcha, alors que tous les autres n’entrèrent pas au cœur du tombeau profané. Il mit ses mains sur les yeux et écarta les doigts pour mieux voir.
Soudain, ses jambes cédèrent sous l’émotion. Il se rattrapa au socle de la tombe. À la force des bras, il se releva pour mieux inspecter le fond, désespérément vide de sa dépouille. Là, il trouva un parchemin scellé d’un sceau qu’il reconnut. Chèl Mosasteh tapa du poing sur le côté du sarcophage, aussi blanc que la lune, et se rassit à terre, dos à la tombe. On aurait dit qu’il pleurait, tant son visage exprimait la déception.
– Non, pas une seconde fois !!! hurla le devin, visiblement vaincu.
Tous le regardèrent, attristés de le voir dans une telle posture. Avec lui, ils partageaient la défaite. Chèl Mosasteh attrapa le parchemin enroulé et scellé et le serra fort, à le froisser entre ses doigts.
– Je ne sais où tu me l’as cachée, mais je n’attendrai pas son réveil pour la retrouver, comme son frère. Soit-en sûr ! déclama Chèl Mosasteh, d’une voix de colère maîtrisée.