Sous la pluie drue, ils accostèrent sur la plage de l’île au nom inconnu. Les nuages tapissaient le ciel de leur noirceur et mêlaient leurs méandres aux vagues déchaînées. L’horizon se fendait d’éclairs illuminant les pourtours de l’île. Sur la plage, on pouvait voir, par intermittence, le squelette d’un vieux navire, enseveli de moitié, dans le sable.
– Allons là-bas, nous abriter, cria le capitaine en indiquant la carcasse encore debout du bateau.
La coque était éventrée par bâbord et faisait face à la mer. De là, ils pouvaient regarder toute la crique et la galère impériale malmenée par les flots. La pluie s’abattait en seaux sur le pont, au rythme des bourrasques.
– Est-ce bien raisonnable de se protéger sous une coque centenaire ? dit le devin en scrutant le bois ancien du colossal navire.
– À ce point, centenaire ! Vous croyez ? discutait Rulaskys pendant que les soldats continuaient à réunir l’équipement prévu pour l’exploration.
– Ce sillon, il soufflera la 129ème bougie de son naufrage, ce fier vaisseau de trois-mâts, déclamait le devin, d’un air quelque peu nostalgique.
– Vous en parlez comme si vous l’aviez connu. Vous n’êtes pas si vieux, quand même ? continuait Rulaskys en ne prenant nullement ses propres paroles au sérieux.
Le devin, qui aimait entretenir un climat de mystère autour de sa personne, se retourna lentement vers le capitaine à la manière d’un revenant.
– Devin, je suis devin. Et comme mon titre le dit si bien, je l’ai deviné.
Rulaskys était le genre de personne à ne pas se laisser impressionner facilement. Toutefois, la manœuvre de Chèl Mosasteh eut pour effet de lui remonter un frisson dans l’échine.
– Et quel était son nom, à ce grand vaisseau ? demanda Rulaskys, cette fois d’un air plus solennel.
Bien qu’il fût du genre bon vivant, il ressentait de la compassion pour un tel vaisseau qui avait rendu l’âme, même si c’était cent-vingt-neuf sillons plus tôt.
– L’Expiation, premier du nom. Il avait été assigné à la mission qui nous oblige en ce jour à supporter pareille tempête, ajouta Chèl Mosasteh en écartant les bras comme pour dire la mesure.
– Qu’était-il venu expier en de si lointaines contrées ? continua Rulaskys, espérant que le devin chasserait les inquiétantes pensées qui s’étaient infiltrées dans son esprit.
– Tous les péchés de ce monde, cher capitaine, répondit le devin, toujours de l’air d’en savoir plus, sans vouloir en révéler davantage.
Rulaskys observa sa kaernasse balancée sur les vagues. Au fond de lui, il pria Worh, le maître des océans et des profondeurs, d’épargner, ce jour, son navire et l’équipage, qu’il avait dû abandonner, pour accompagner l’intrigant personnage qu’était le devin. Puis, il se mit dans l’idée de faire le tour de l’équipement pour y glaner une lanterne.
Quant au devin, il s’était assis sur une caisse et regardait les rouleaux se déverser sur la plage. L’eau arrivait jusqu’à ses pieds, glissant et remontant plusieurs mètres sur le sable. La tempête grondait, mais elle était très loin d’être l’égale de celle qui avait précipité l’Expiation, ici, sur l’île, l’ancrant définitivement à sa dernière demeure.
À l’époque, ce dut être un ouragan que seul Worh aurait été capable de déchaîner. Ils avaient dû se concerter là-haut pour libérer une telle explosion de forces. Quelles tractations avaient été scellées entre les dieux ? C’est à cela que Chèl réfléchissait alors qu’autour la lumière des lanternes à faisceau inondait maintenant l’atmosphère. On voyait mieux les gouttières passer par le pont.
Peu à peu, l’orage déclina en vigueur. Le capitaine fut soulagé de voir hisser sur le pont de la kaernasse le drapeau rouge aux couleurs de l’Empire, signalant que le navire n’avait subi aucune avarie majeure.
– Croyez-vous que l’Expiation recèle encore quelques trésors ? questionna le capitaine pour saluer la fin de l’orage.
– Aucun qui ne brille à vos yeux, j’en ai peur.
Le devin parlait avec tant de conviction qu’il semblait avoir vécu l’époque du naufrage.
– L’Expiation dut attendre sept lunes vertes avant de se voir sauvée par le Repentir. Les rescapés, s’ils avaient survécu au terrible naufrage, durent endurer une solitude plus horrible encore.
– Seuls. Entre rescapés, on n’est jamais seuls ! Croyez-moi pour avoir déjà fait naufrage ! Une fraternité se crée, la fraternité qui vous sauve ! tenta Rulaskys de défier le mauvais ton de voix du devin, devant l’auditoire qui avait grossi des douze marins.
– Soixante-dix-huit rescapés, ici même, terminèrent de souffrir, abandonnés dans la folie la plus absolue.
Pour le capitaine, le devin devait broder pour imposer son étrange façon de donner du moral.
– Mais, alors pourquoi donc le Repentir, selon vous, est-il venu les sauver ? demanda Rulaskys, cette fois, certain d’avoir piégé le devin à son propre jeu.
Chèl Mosasteh se délectait d’en arriver à cette dernière question où il allait définitivement imposer le ton du reste de leur séjour sur l’île.
– Pour retrouver ce livre ! s’exclama le devin, en sortant de sa sacoche le livre de la Concession Divine.
Tous les soldats furent surpris par la fin de l’histoire. Rulaskys, voyant les visages défaits de ses marins, balaya l’air de sa main.
– Une bien belle histoire que vous venez de nous conter là, mon ami. Mais pour la connaître autant dans les détails, il aurait fallu en être. Et, bien que vous me sembliez d’un âge vénérable, je ne connais personne ayant pu vivre plus de cent-vingt-neuf sillons et douze de plus, si à l’époque vous n’aviez été que mousse. Or, à en croire votre pied marin, mousse, vous ne l’avez jamais été. Vous avez, je pense, passé trop de temps à lire des livres et ces histoires vous sont montées à la tête.
L’auditoire commençait à reprendre les rides du sourire.
– Allez, sortez-moi un tonneau de pétrum, qu’on se lave le gosier de tous ces jolis mots. Ensuite, nous attaquerons la marche vers la colline. N’est-ce pas, monsieur le devin ? dit Rulaskys lui tendant une bolée d’alcool parfumé.
Le devin la prit d’une main hésitante, démontrant que ce n’était pas dans ses habitudes.
– Au moins, cette histoire aura eu l’avantage de donner, à cette île, un nom. Nous l’appellerons l’île de l’Expiation. Bien qu’il ne m’enchante guère, je le préfère à arpenter des terres sans nom.
Voyant le devin qui touchait des lèvres sa bolée, il continua :
– Allez allez ! N’ayez crainte. Ce n’est là que de l’alcool, rien en comparaison d’un naufrage et d’une folie collective, conclut Rulaskys, heureux d’avoir renversé la tentative de coup d’État du devin.