De cascade hurlante, il n’y en avait plus. L’eau se déversait calmement sur le rebord de la paroi sombre. Seule une petite partie traversait la toile. La faible lumière de la lampe à huile reprenait peu à peu vie. Elle était encore tenue au bout de la main de la fillette. Le trésorier respirait par saccades, le visage collé à la toile, les jambes allongées sur le barbare.
Yurlh suivait du regard la bête noire qui était sortie de son trou. Elle se rapprochait rapidement en faisant le tour des dégâts qu’avait subis son piège gigantesque. Même si le filet était fait pour pêcher toutes sortes de proies venant du dessus, il n’était pas à l’épreuve des morceaux de métal ou de bois qui pouvaient, dans leur chute, le trancher. Plusieurs des liens majeurs pendaient dans le vide. Ils n’avaient pas résisté à la force de l’intempérie.
La créature, aux huit pattes, avança telle une danseuse, passant à côté du barbare, et commença les réparations. Elle était gigantesque, magnifique et répugnante à la fois. Yurlh connaissait les araignées pour en avoir eu une en colocataire dans la fosse. De l’observer avait été un divertissement, sachant qu’elle était beaucoup plus petite. Il savait avec quelle aisance elle pouvait s’y déplacer, en n’étant nullement affecté par le pouvoir collant de la toile, contrairement à toutes les petites mouches qu’il jetait dedans. Mais cette fois, la mouche, c’était lui et il ne souhaitait aucunement finir entre ses crochets.
– Aaah ! Je suis toute collée, cria la fille, comprenant dans quel terrible piège elle était tombée.
Paniquée, elle commença à remuer dans tous les sens, afin d’essayer de s’en libérer.
– Pas bouger ! lui lança Yurlh à plusieurs reprises.
Mais les demandes de l’orkaim restèrent sans succès. Elle se retrouva plus vite attachée à de nouveaux fils, l’emprisonnant un peu plus.
Allongé sur le dos, le barbare tentait de reprendre le dessus sur ses instincts. Il tira avec insistance sur son cou pour décoller la tête, avec succès. Maintenant, il pouvait mieux observer l’ennemi. Il la vit non loin de leur position. Elle sortait, de son abdomen énorme, du fil et réparait, avec minutie, la toile abimée. Elle était plus lente que ses consœurs de la taille d’un doigt, mais bien plus grande. À en croire la longueur des pattes poilues, elle devait être de la même taille que l’orkaim. Un combat, ici, dans son antre, serait perdu d’avance. Les seules mouches qui s’en sortaient étaient celles qui parvenaient à s’échapper de la toile. Mais comment ? À la vitesse où elle travaillait à retisser son ouvrage, il ne restait pas beaucoup de temps.
Il débuta, en forçant sur son bras droit, de manière à décoller la main. Jamais, il n’avait eu d’aussi grandes difficultés à se dépêtrer d’une si fine matière. Les douleurs de l’écartèlement rejaillirent. Il était loin d’en être guéri. Mais, il devait résister. Relâcher, c’était finir ensaucissonné dans un cocon, dernier linceul avant la nuit éternelle. Il le savait.
La longue plainte de l’orkaim résonna dans tout le collecteur, sortant même par les grilles des trottoirs d’Ildebée. La souffrance fut couronnée de succès. Yurlh parvint à libérer son bras droit, jusqu’à l’épaule même. À chaque fois qu’il quittait un peu plus le fil collant, toute la toile vibrait. La gigantesque araignée se retournait alors et, de ses huit yeux noirs, l’observait.
– Que se passe-t-il ? Qui te mange pour ainsi gueuler ? demanda le comptable entendant l’orkaim. Il remuait les jambes, seule partie libre, en espérant se défaire du masque de fils collants.
Yurlh restait concentré sur sa tâche, laissant l’humain gesticuler. Cette fois, il réussit à détacher son bras gauche. Là encore, le monstre velu cessa son travail et vérifia, d’un masque insistant, s’il était urgent d’attaquer. Yurlh, lui aussi, se figea et la toisa au travers des huit trous ouvragés dans le métal de son bassinet. Ses mandibules s’écartèrent comme pour réfléchir et elle se tourna afin de continuer ses réparations.
Alors, Yurlh banda ses abdominaux sur lesquels gisaient toujours les jambes du trésorier, qui ondulait dans l’espoir de glisser quelque part. Mais là, trop de fils lui collaient au dos, il lui fut impossible de s’en séparer.
– Aidez-moi à me retourner. Je veux voir ! insistait le comptable.
Cela rappela à l’orkaim que l’homme avait sur lui un outil qui, peut-être, serait utile. De toute sa force, il plongea le coude gauche dans la toile et la perça. L’avant-bras de l’autre côté, il chercha, balayant de la main le vide sous l’humain au manteau rouge. Et, il la trouva. Saisissant l’anelace par la garde, il tira, d’un coup sec, pour la sortir du ventre du trésorier impérial. Ce dernier émit un râle suivi d’un souffle de soulagement.
L’arme en main, Yurlh débuta de trancher, par le dessous, la toile qui entourait le reste de son corps. Chaque son, que faisaient les fils en se coupant, ne fut pas une musique appréciée par la mygale. Elle cessa de suite de tisser et coupa le fil derrière son abdomen. Les huit pattes noires et griffues, vêtues de poils reflétant la faible lumière, s’entrecroisèrent jusqu’à arriver au-dessus de l’orkaim.
Yurlh sentit le monstre le couvrir et concentra toute son attention sur lui. Elle venait pour lui administrer une dose de venin, visant à taire toute rébellion. Au moment où elle écarta ses chélicères, ornées de crochets, pour les lui planter dans le poitrail, Yurlh souleva la jambe du comptable et la lui glissa dans la gueule.
Le cri de l’homme, sentant qu’on enfonçait en lui une énorme seringue, suivie d’un liquide brulant, convainquit l’orkaim qu’elle avait mordu à l’appât. Yurlh redoubla d’efforts pour trancher la toile, tandis que l’araignée injectait toujours plus de venin, espérant endormir la proie qui détruisait sa demeure.
Le trésorier beuglait de sentir l’intérieur de sa jambe fondre, digérée par les sucs empoisonnés. Enfin, un dernier fil tranché accéléra la déchirure de la toile et Yurlh resta pendu à quelques fils résistant encore. Dans la chute, il saisit une jambe de la fillette, l’arrachant, elle aussi, à cette prison.
Plus bas, encore balançant au bout de quelques fils, ils virent tous deux le comptable entre les crochets de la mygale, souveraine en son domaine. Mais, ne voulant plus subir de dégâts sur sa toile, elle disloqua elle-même les quelques fils qui les rattachaient au terrible piège. Alors, ils tombèrent plus bas, dans l’eau du grand collecteur du palais d’Ildebée.