Laissant Kwo disparaitre dans la bouche d’égout, Kaïsha observa la foule s’enfoncer sous la cité. Elle, en était incapable. Les longues lunes rouges enfermées dans une caisse de bois à fond de cale d’un navire, comme un animal précieux, avaient développé en elle une claustrophobie aigüe.
C’était le sort réservé aux enfants achetés en Akaïr par les marchands d’esclaves. Mais comme ils étaient revendus à prix d’or aux tisserands daïkans, les moyens de transport veillaient à ce qu’ils ne s’abiment pas. Les enfermer chacun dans des boites était pour les marchands, le meilleur moyen de les présenter aux nobles en trophée de chasse.
À manger par un orifice pas plus gros que le poing des fruits qu’on lui jetait dans sa caisse, Kaïsha en était venue à vomir les endroits confinés. Même si c’était pour retrouver celui qui animait en elle des émotions inconnues, elles n’étaient pas encore assez fortes pour lui faire vaincre sa peur.
Maîtrisant peu à peu son souffle, elle se releva et s’éloigna de la placette en longeant les murs de bois et de pierre, évitant d’affronter la file de poursuivants. Sortie de la ruelle, dernière cache connue de Yurlh, elle leva les yeux au ciel jaune orangé du matin pour reprendre ses esprits.
Le temps était compté. Il fallait trouver Asia, celle qui orchestrait le commerce d’herbe sulfureuse, ou tout du moins celle qui donnait les ordres. Car Kaïsha n’était pas dupe. Asia ne devait être qu’une femme de paille. La véritable maîtresse de l’organisation était celle qui ne parlait pas. Mais elle ne l’avait vue qu’à quelques reprises. L’énigmatique femme encapuchonnée ne faisait que de rares apparitions.
En marchant d’un bon pas pour se rapprocher au plus vite de la taverne du mât-cheminée, Kaïsha prit le temps de réfléchir. Cela faisait maintenant toute une nuit qu’ils arpentaient la cité dans l’espoir de retrouver Yurlh. Korshac avait eu largement le temps de s’apercevoir de leur disparition. Soit il avait quitté le port, soit il était encore à les attendre. Dans ce dernier cas, le plus enviable, car elle souhaitait plus que tout reprendre la mer, Korshac avait dû envoyer des hommes à la taverne du mât-cheminée. Néanmoins, il était peut-être lui-même sur place.
Kaïsha s’arrêta net dans sa marche qui était devenue une course. Machinalement, pour se trouver une pose, afin de réfléchir calmement, elle s’adossa à la petite porte d’une grande cochère. Croyant courir dans la direction de la porte ouest du port, elle s’en était éloignée. Ici, les gens semblaient mieux habillés qu’en tout autre lieu de la cité. La plupart la toisaient du regard. En effet, hormis des humains, elle ne voyait pas d’autres races se mêler à la population.
Les rues étroites s’étaient peu à peu élargies. Devant elle, s’étendait un vaste jardin fleuri, où de nombreuses fontaines égayaient la vue de leurs eaux bleutées. Levant les yeux vers l’horizon des bâtiments, elle reconnut ce que, de loin, elle avait l’habitude de regarder quand elle entrait dans la cité. Le palais du morénor d’Ildebée régnait ici, tel un joyau.
Même si elle suait de chaleur d’avoir couru, Kaïsha préféra se couvrir la tête du capuchon pendant sur ses épaules. Rester discrète lui semblait préférable en pareil quartier. À peine avait-elle caché son visage félin, que la porte dans son dos se déroba violemment, l’attirant en arrière par surprise. Celui qui venait de l’ouvrir n’en fut pas moins étonné et se retrouva couvert du corps tombant de la panthérès. Il était vêtu d’un bel habit rouge, une sorte de manteau qui lui recouvrait tout le corps, jusqu’aux pieds, dont les coutures semblaient d’or.
En chutant, il cria comme si on venait de l’égorger. Aussi énergiquement qu’il le put, il se débattit pour se dépêtrer de la femme-panthère, tout en continuant de crier À l’aide ! Kaïsha, fort stupéfaite de la rencontre, roula sur le côté pour le libérer de son poids. Même libre, l’homme, qui devait avoir de l’importance au regard de son habit luxueux, continuait à paniquer. Tant bien que mal, en battant des bras et des pieds, il parvint à se relever. Ne voyant aucun signe de danger de la part de ce bourgeois, Kaïsha n’en finissait pas de l’observer s’épandre en paroles dans ce hall qui donnait sur un grand jardin privé.
À peine debout, l’homme commença à courir dans le sens inverse qu’il avait pris à l’origine. Et, avant de s’enfoncer dans le jardin d’où il devait être venu, il se retourna.
– Vous ne m’aurez pas viles crapules, ha ha ha !
Traversant en courant le hall de pierre, le bourgeois en habit rouge passa à côté d’une haute chaise à porteurs munie d’un toit. Quand soudain, deux bras, dont l’un d’eux était terminé d’un gant blanc, lui tombèrent sur les épaules. Kaïsha sursauta en même temps que lui. L’homme qui venait de l’attraper tira sur le manteau pour le lui descendre jusqu’en bas du dos, emprisonnant les bras du bourgeois, comme dans une camisole.
– Non, non, ne me faites pas de mal, je…
C’était là un homme couvert d’un habit blanc qui l’avait attrapé. D’abord avec une certaine facilité, il commença à le tirer en arrière. Mais l’homme en rouge, terrifié et voulant ralentir l’arrivée du sort qui lui était réservé, se laissa tomber de tout son poids.
– Je vous paierai. J’ai de l’or, des économies…
L’homme en blanc tourna alors son visage maigre aux facettes osseuses et toisa de ses yeux vairons Kaïsha aux paupières grandes ouvertes. Ne voulant pas le gêner dans son forfait, ce qui n’était nullement son but, Kaïsha alla pour partir. Mais l’homme l’enjoignit de sa voix nasillarde de lui prêter main forte.
– Toi ! Viens m’aider sur le champ ou le meurtre d’un fonctionnaire te sera imputé.
Il n’avait pas tort quand il disait qu’elle porterait le chapeau du meurtrier si, de suite, il venait à le tuer. Car dans cette cité rouge et plus que dans toutes les autres, d’ailleurs, les mi-bêtes avaient un crédit limité quand il s’agissait de se défendre d’un crime. Une sorte de discrimination qui avait gagné l’Empire depuis l’avènement du Magnus Kéol et qui s’étendait comme la lèpre aux huit autres cités.
– Dépêche. Ouvre cette trappe, là. Je n’ai pas toute la journée, lui dit-il en montrant une bouche de caillebotis noire, à l’orée du jardin, facile à distinguer puisqu’elle était éclairée des rayons du soleil.
Elle aurait pu partir, s’enfuir en courant. Mais, elle lut dans les yeux de l’inconnu la détermination de l’assassin qui aurait tôt fait de crier derrière elle à qui voulait l’entendre : Attrapez-la ! Alors, avant de s’avancer à quatre pattes, elle donna un coup de pied dans la petite porte pour cacher aux yeux de tous l’exécution qui allait se dérouler ici. Puis, elle alla jusqu’à la bouche d’égout, la même en tous points que celle qu’elle venait de fuir, à croire qu’elles se ressemblaient toutes dans la cité.
– Ne faites pas ça. Je suis un éminent personnage… non.
Difficilement, elle souleva la bouche en bois noir et lourde tellement le bois était dense pendant que l’autre, en robe blanche, trainait le noble, prisonnier de son manteau rouge.
– Je suis riche. Je vous donnerai la moitié de mes biens…
Kaïsha en termina d’ouvrir complètement le trou donnant sur les égouts, révélés par l’odeur.
– La totalité de mes biens, pas la moitié. Je vous donnerai tout.
L’homme en blanc, au nez pointu, enfonça sans émotion une lame dans le ventre du bourgeois, puis le prit d’un bras pour le jeter dans le trou béant. Kaïsha saisit l’autre et tous deux le jetèrent dans la bouche qui l’avala aussitôt. Après l’avoir recouvert d’un dernier juron, l’homme en blanc, aidé de la femme-panthère, refermèrent l’orifice. Tous deux se relevant, l’homme la toisa du regard. Il avait dans un œil quelque chose d’absolument malsain. Et puis, sans plus se soucier d’elle, il regarda l’une de ses manches, tachée de terre d’avoir trainé sa victime. De sa main gantée, il frotta délicatement le tissu pour en enlever les traces. Quand quelques gouttes d’eau tombées du ciel imprégnèrent la terre dans les fibres. Kaïsha se voyant disparue dans les yeux de l’étrange assassin, courut à pas feutrés jusqu’à la porte qui lui avait fait défaut. Et, repassant de l’autre côté, elle sentit à nouveau le regard glaçant de l’homme au gant blanc l’envelopper.