La dernière victime du barbare venait de tirer un trait définitif sur la fête du renouveau. Les joyeux spectateurs étaient devenus des juges arbitraires en quête de vengeance. La foule grondait des jurons qui ne laissaient aucun doute sur le sort de l’orkaim, si elle venait à le retrouver avant Kwo et Kaïsha. Tous deux s’affairaient à traverser la masse hurlante, dressant ses lampions comme autant de lances vengeresses. Il leur fallait faire vite s’ils voulaient espérer retrouver leur compagnon avant la populace vociférante.
Arrivés à l’orée de la place du marché, l’étendue de la cité plongée dans les ténèbres s’imposa à leurs yeux.
– Comment le retrouver dans cette immense cité ? se demanda à voix haute Kwo.
Cette réflexion ne fut pas pour apaiser Kaïsha.
– Si on ne le retrouve pas, eux l’auront. Et rien ni personne ne pourra les arrêter ! répondit Kaïsha.
Alors, ils s’enfoncèrent dans les rues pavées aux reflets verts de la lune encore haute. Kaïsha était convaincue qu’elle retrouverait sa trace, son odeur, ou l’un de ses cris ou peut-être rien qu’un gémissement d’effort comme sur le navire. Yurlh était un barbare qui avait vécu ces dernières lunes sur une galère. La cité devait être pour lui une terre inconnue.
Et puis, lui vint à l’esprit qu’elle ne connaissait rien de lui. D’où venait-il ? Que faisait-il avant d’être vendu à Korshac ? Tout cela lui était complètement étranger. Et d’ailleurs, quelles étaient les véritables raisons du pacte passé entre la belle femme-araignée et Korshac ? Sur ce point, le capitaine n’avait pas été très loquace malgré les efforts répétés de Kaïsha qui avait fini par abandonner. Mais une chose était claire, pour ainsi garder secrètes les raisons de la pension du barbare, Korshac devait avoir très peur. Mais de quoi ? De qui ?
Ce barbare était donc une précieuse marchandise, si précieuse que Korshac n’avait eu de cesse de lui répéter qu’il ne devait en aucun cas être blessé, à chaque fois qu’elle le sortait sur le port. Et Kaïsha avait toujours pris cela à la légère. Qui donc aurait voulu s’attaquer à pareil colosse ? Elle se souvenait des balades sur les ports où tous s’écartaient devant l’orkaim, pourtant calme et toujours docile envers elle.
Elle revoyait son dos musclé et tatoué sur lequel elle hésitait à lancer le fouet, son dos qu’elle avait même fini par caresser de ses lanières de cuir. Quelque chose d’inexplicable s’était installé entre elle et cet orkaim, au visage inconnu. Sans paroles, en ayant seulement croisé ses yeux derrière le heaume, elle semblait le connaître.
Cette attirance, ce soir, commençait à lui manquer. Car Kaïsha sentait que dans l’immensité de la ville endormie, elle venait de le perdre. Encore hier, elle riait qu’il ne soit blessé. La troupe de bagarreurs en avait d’ailleurs fait les frais. Mais là, c’était une tout autre menace. Une ville entière le recherchait pour le pendre ou lui infliger une de ces vilaines fins dont seuls les humains ont le secret.
Des lampions éclairaient maintenant l’embranchement des rues. Kwo et Kaïsha avaient dû revenir sur leurs pas ou tourner en rond. Ses jambes vacillèrent et elle s’accroupit sous le poids de son corps. Kwo la vit plier les genoux et glisser le long d’un mur, le visage décomposé d’être toujours bredouille. Avait-elle peur de la sentence du capitaine ?
– D’accord, on fait une pause, murmura Kwo soucieux de ne pas éveiller le courroux de la fouetteuse.
– Jamais, je ne le retrouverai. Je l’ai perdu… perdu à jamais… sanglotait-elle en se frottant les yeux de ses deux mains.
« Alors, c’est bien cela. Elle éprouve des sentiments pour l’orkaim. Son cœur n’est pas que de pierre, se dit Kwo. »
Il s’agenouilla à ses côtés.
– Kaïsha, tant qu’ils ne l’ont pas retrouvé, il faut chercher.
D’entre ses doigts, cachant ses faiblesses, elle cligna de ses yeux encombrés de larmes.
– Regarde, la lune est déjà presque cachée.
En effet, derrière les collines formant la cuvette de la cité, la lune verte avait entamé son plongeon pour s’y cacher. De l’autre côté allait bientôt poindre l’aube.
– Raison de plus. Faut pas abandonner, jamais abandonner !
Sur cette dernière injonction, Kaïsha reprit confiance et se releva.
– Et puis, crois-tu qu’ils feront le poids ces crotteux d’Ildebéens face à Yurlh ? tenta Kwo de la rassurer.
Kaïsha le regarda en souriant, s’imaginant quelle peur son orkaim pouvait inspirer. Car c’était devenu son orkaim et elle était bien décidée à le retrouver.
– Tu crains les représailles du capitaine, c’est ça ? lui insuffla Kwo pour qu’elle retrouve de la dignité face à lui, le simple rameur, l’esclave qu’il était. Kaïsha attrapa la perche qu’il venait de lui tendre et fit oui de la tête pour ne pas plus épiloguer sur ses sanglots.
– Alors, nous devons le retrouver ou jamais retourner dans la galère, ajouta-t-il.
Était-il en train de tenter de la manipuler en faisant ressurgir en elle les craintes des punitions de Korshac ? Il est vrai que l’orkaim devait avoir de la valeur pour le Grand Blanc mais au point de le punir de mort ? Elle ne le pensait pas. Toutefois, elle venait de comprendre que cette sortie dans la grande cité avait attisé en Kwo les flammes de l’escampette.
– Attention, ne crois pas que je ne te tiens pas à l’œil ! Il serait quand même sot pour toi de nous quitter alors que Korshac commence à t’apprécier.
– Ah bon ? Et pourtant je suis toujours à ramer comme les autres… esclaves.
Kaïsha s’arrêta et crut bon d’insister en regardant Kwo dans les yeux.
– Si on retrouve l’orkaim, je parlerai à Korshac de ta loyauté. Ça, en plus de ta bosse du commerce, finiront de le convaincre de te donner une meilleure place.
Le petit sourire en coin finit par la rassurer. Car en plus d’avoir perdu la denrée de cent-soixante kilos, ajouter l’évasion d’un autre rameur, la note aurait été difficile à défendre devant le capitaine peu enclin au pardon.
À peine leur discussion prit fin qu’ils entendirent monter la clameur des citadins. Non loin d’où ils se trouvaient, la lumière des lampions avait grossi, révélant leur découverte. En allant dans la direction de l’attroupement, ils croisèrent deux humains aux traits satisfaits qui haranguaient les autres de suivre la rue jusqu’au prochain croisement. Leurs paroles, sans équivoque, eurent pour effet de soulever le cœur de Kaïsha.
– On l’a retrouvé… Il est fait comme un rat !