Accompagnée de Kwo, Kaïsha arriva à la porte ouest. Elle s’était pour l’occasion recouverte d’un bliaud à capuchon afin de cacher son corps. S’il n’était pas encore interdit aux keymés d’être libres dans les Cités Rouges, cela évitait les railleries et divers projectiles peu ragoûtants. Le soldat venait de souffler dans le demi-olifant qui lui servait de cor et scrutait en direction de la cité.
– Ce n’est pas un grand danger qui nous menace là ? lança Kwo à l’attention du garde.
Ce dernier se retourna presque en sursautant, le visage encore blafard de celui qui a essuyé une grosse peur.
– Un orkaim monstrueux s’est sans doute échappé du marché aux esclaves. Faites attention, il est entré dans la cité et il est armé.
– Ah bon ? Alors, nous ferions bien d’aller là où il y a du monde, pour plus de sécurité, ajouta Kwo tout en avançant.
– Je doute qu’il soit à la fête. Ces bêtes vivent tapies dans l’ombre, ajouta le garde rouge.
– Nous en prenons bonne note. Merci bien, termina Kwo qui était tiré de l’avant-bras par Kaïsha, plutôt pressée.
Le garde rassuré d’avoir croisé deux personnes civilisées, en termina avec un :
– Nous allons l’attraper, mort ou vif !
Ce qui transforma leur marche en une course plus rapide. Arrivé dans les rues sombres, Kwo commença, à chaque croisement, à appeler Yurlh. Mais en voyant les lumières de derrière la silhouette des bâtiments, il dit :
– C’est là-bas qu’il est, à la fête.
– T’es sûr ? Ça m’étonne qu’il se soit mêlé au monde, répondit Kaïsha.
– Crois-moi. Ces lumières n’ont pu qu’attirer ses yeux d’enfant.
Kaïsha, ayant confiance en le jugement de son compagnon de ramée, prit la direction des festivités. Ils arrivèrent devant une estrade où un humain, au vil regard, tenait un fouet et dressait des keymés comme des bêtes sauvages. C’était au tour d’une panthérès, noire de poil, au cou tenu par une chaîne, de se faire humilier devant des enfants qui criaient, sous le regard bienveillant de leurs parents. En Kaïsha ressurgirent les images non moins avilissantes de Daïkama.
– Allez, dépêchons ! S’il est quelque part, on devrait rapidement voir son torse, vu la taille de tous ces nains d’humains, cracha Kaïsha, en souhaitant presque se faire entendre.
En passant devant l’arène où les deux femmes se battaient dans la boue, Kwo en fut curieux, mais Kaïsha lui tira une fois de plus sur la main. Cela faisait tellement de temps qu’il n’avait pas eu de femme. Alors, en voir deux se coller de la boue restait un spectacle apprécié par ses sens.
– Consacre plutôt ton temps à chercher ton ami, l’enjoignit Kaïsha, qui détestait la manière dont les humains se moquaient des femmes contraintes de s’avilir mutuellement.
– Toi, tu ne peux pas comprendre. Tu es libre sur la Squale et t’as le capitaine pour te satisfaire.
Kaïsha sentit que la fête, où ses semblables étaient montrés comme des animaux, venait de faire tomber la barrière de respect qu’elle avait mis si longtemps à ériger. Elle toisa Kwo, avec des yeux de braise, prête à l’incendier.
– Peut-être as-tu oublié justement ta place sur le navire ? C’est celle-là ! lui jeta-t-elle en plein visage, en montrant l’estrade du dresseur.
– Et rappelle-toi qui porte le fouet.
Kwo en baissa la tête, tellement sa voix lui cingla aux oreilles. Il en perdit toute vile envie d’écouter ses pulsions et se concentra à chercher son petit frère, grand de taille.
À déambuler dans la populace, ils arrivèrent à la grande table où tout un chacun pouvait lancer des fruits pourris sur des têtes de keymés emprisonnés dans un long pilori de bois. Une main attrapa celle de Kwo et lui remplit d’un gros pamplemousse mou.
– Allez… Nourris la tête de bœuf. Fais-toi plaisir, l’ami ! lui cria un humain inconnu, en lui pointant du doigt un taurus.
Kwo, qui était un fin tireur, observa les pauvres keymés obligés de subir ces vilenies. Il n’appartenait pas à cet empire et avait vécu en ami avec des mi-hommes. Et, depuis huit lunes, ils tiraient et poussaient sur des rames, ensemble à partager une égale peine. Puis, il vit la tête d’orkaim. Bien qu’il ne ressemblait pas à Yurlh, il ne pouvait que lui faire penser à son ami. Juste à côté, debout, un aomen ventru haranguait la foule de lancer toujours plus fort.
– Allez, allez ! N’hésitez pas. Ça doit aller au fond du ventre. Ah, ah ah…
Kwo observa une dernière fois les trois têtes. Il avait fait son choix. Il se pencha d’arrière vers l’avant et, avec le plus de force possible, balança le pamplemousse violemment. Et c’est droit dans la poire de son semblable qu’il s’écrasa. L’aomen en eut tellement plein la bouche qu’il dut se taire longtemps pour recracher le goût du fruit pourri. Tout le monde rigola de son malheur. Et, Kwo en profita pour s’éclipser, pas mécontent de son forfait.
Kaïsha, qui avait tout vu, prit conscience qu’il y avait des tortionnaires et des victimes. Si elle était une keymée, sur le navire, elle n’avait d’habit que celui du bourreau. Kwo venait d’en faire taire un devant une foule d’autres. Alors, voulait-elle vraiment faire partie de toute cette collection d’immondes personnages ? Était-elle devenue ce qu’elle avait appris à haïr le plus ?
Les cris d’une cohorte de spectateurs, non loin du pont, la tirèrent de ses pensées. Ils entouraient un petit gars, élevé d’échasses, à plus de quatre mètres de hauteur. Alors qu’ils désespéraient de retrouver leur ami dans ces centaines d’Ildebéens, l’intense lumière projetée en flamme, par la bouche de l’échassier, éclaira la scène en dessous. Là se tenait un colosse, la tête en l’air à se délecter du spectacle, aux pieds mêmes du nain aux longues jambes. Mais, ils ne furent pas les seuls à le découvrir, le public aussi.
Et, dans un mouvement de crainte, la marée humaine s’écarta. Kaïsha et Kwo ne purent que reculer aussi. Et tant les gens étaient serrés, il leur était impossible de traverser le cercle d’hommes. Alors en spectateurs, ils virent les gardes rouges s’avancer avec leur fauchard. Kaïsha avait bien compris qu’ils n’allaient pas le protéger, qu’ils n’hésiteraient pas à y enfoncer leur lame. Quand le soldat rouge lui ordonna de se mettre à terre, Kaïsha fit non de la tête, pensant qu’elle allait ici le perdre.
Alors qu’elle luttait à traverser l’attroupement, elle le vit s’élancer, tournoyer autour de l’échasse et désarmer le soldat. Kwo en leva le poing en l’air pour dire Victoire. C’est alors que le nain, privé d’une échasse, puisque restée entre les mains du barbare, s’écrasa au sol et s’y brisa le cou dans un Oh de stupeur.
Prisonnière de la masse humaine, Kaïsha ne put que voir s’envoler au-dessus de la rivière, celui qui avait ranimé en elle des sentiments jusqu’alors complètement éteints.