Une nuit plus tôt…
Le Magnus Kéol, penché sur le balcon, au sommet de la Coupole des Trilunes à écouter le silence du couvre-feu, ne put qu’entendre les pas lourds, métalliques et insistants du méphénor qui traversait la salle du trône. C’était là son rythme d’enjambées.
S’il y avait une personne dans l’Empire qui savait lui résister, c’était le méphénor, pour qui il avait plus que de l’admiration, de l’amour. Néanmoins, en bon empereur qui se respecte, il ne daigna même pas se retourner, attendant la formule de déférence pour mieux assoir sa suprématie sur la future conversation.
Mais les pas s’arrêtèrent de marcher, juste dans son dos, attendant qu’il se retourne. Déjà s’installait, entre eux deux, une tension plus que palpable. Le moment de rendre des comptes était venu. L’empereur poussa l’attente jusqu’à délier la langue du général de ses armées qui s’impatientait qu’on l’accueille.
– C’en est terminé de la guerre. Les Hurleurs sont tous défaits. La victoire appartient aux Conquérants ! entama de discuter le méphénor.
Le Magnus Kéol se retourna alors, lui aussi habillé de son armure majestueuse.
– Tous, sauf un ! Celui qui fait de moi un être invincible. Croyez-vous qu’ils voudront combattre un dieu vivant ? déclama l’empereur en des élans victorieux.
– Nous aurions pu les massacrer. Nous sommes passés à côté d’une occasion qui risque de nous coûter la guerre ! insista le méphénor.
– Vous en êtes toujours à vous arrêter à quelques détails. Que vaut une victoire à côté de mon invincibilité ? Je suis un dieu et nul être sur ce monde ne voudra plus me défier !
– Un dieu assiégé. Les Conquérants sommeillent en ce moment même à nos portes. Ils patientent tranquillement l’arrivée des renforts. Mes informations sont formelles : 7.000 hommes ont quitté Kabaye, 14.000 sont partis d’Esyos et 32.000 ont levé le camp depuis Taranthérunis, lisait à haute voix le méphénor néanmoins abrité de son imposant heaume.
– Alors, c’est parfait. Tout se passe selon mes plans, répondit le Magnus Kéol.
Le général, qui venait d’énumérer des quantités de soldats qui auraient dû normalement susciter une réaction de surprise chez l’empereur, fut consterné par sa réponse. Il enleva son heaume, libérant sa splendide chevelure blonde, ses yeux verts perçants et son doux visage de femme du Nord, à la peau nacrée. Elle posa à terre sa pièce d’armure et saisit les deux mains de l’empereur.
– Khalaman, vous perdez pied. 53.000 hommes avancent pour nous terrasser. La fin des Hurleurs a sonné l’hallali. Massacrons ceux qui sont là devant Ildebée à nous défier. Finissons-en avec leur chef Surn Kairn.
– Trakémis, vous êtes une tacticienne hors pair et je vous dois de nombreuses victoires sur les champs de bataille. C’est d’ailleurs en cela que je vous admire, c’est bien là votre génie. Je sais que, sans nul doute, vous pourriez les vaincre, ce soir ou demain, même avec moitié moins d’hommes. Mais, de les laisser en vie, de démontrer ma clémence divine fait partie de mon plan. Et c’est là de la stratégie dont je vous parle. Laissez-les avancer vers nous, parlait calmement Khalaman.
– Nous n’avons ici que 5.000 hommes, tout juste assez pour les retenir une nostarée de neuf jours, tout au plus. Rapatrions au plus vite nos troupes d’Élinéa et nous les écraserons ici, une bonne fois pour toutes.
– Pourquoi obtenir dans le sang ce que nous pouvons obtenir avec la peur ? ajouta l’empereur.
– Je ne vous suis pas ou alors vous ne m’avez pas tout dit ? questionna Trakémis.
– En ce moment même, Djorhan Kraël, le nava-kaénor, traverse la Mer Déchirée depuis Tabenskin, avec près de la totalité de notre flotte, chargée de 20.000 soldats.
– C’est impossible. Comment ont-ils fait pour se retrouver dans cette mer ? Quelle magie votre devin a-t-il déployée pour vous faire croire cela ?
– Pas de la magie, de la mécanique ! Sur le canal d’Araskanaiz a été construite une écluse d’Asbiro, le célèbre inventeur de Forgata. Cette invention a permis à nos galères de remonter le fleuve Moas jusqu’à son affluent l’Émoas et ainsi les amener à Tabenskin.
Le méphénor écoutait avec respect le récit que lui contait l’empereur. Elle comprenait une fois de plus pourquoi elle s’était ralliée à sa cause, trahissant les Conquérants et par là même le nom des Erestha, sa famille.
– Dans deux jours, ce seront plus de 300 galères qui couvriront la mer de leurs voiles. Cette marée rouge me fera obtenir la paix des Conquérants.
– Encore une fois, vous m’étonnez. Et pourquoi donc tant de clémence, Khalaman ?
– Il y a un temps pour la guerre et un autre pour le commerce. Si nous continuons de nous entre-déchirer, nous serons bientôt une proie pour un empire plus lointain qui aura des vues sur notre or, expliqua l’empereur.
– Il est vrai que nous aspirons tous à la paix après deux sillons de guerre. Mais il faudrait encore que votre raisonnable demi-frère s’en sorte. J’ai appris qu’une mauvaise blessure l’avait fauché dans la bataille.
– Eh bien, il faut croire qu’une bonne étoile a toujours veillé sur lui. La donneuse de vie d’Anhouryn s’est permise de quitter la cité pour aller le sauver, sans même respecter les ordres de son empereur. Il va falloir un jour ou l’autre qu’ils s’y plient ces… moinillons. Enfin, son irrévérence sert une fois de plus mes plans. Je préfère négocier avec Surn Kairn qu’avec Fyrh Arken, cette famille n’aspire qu’à la guerre.
– Je salue encore et toujours votre génie que je qualifierais ce soir de divin, s’adoucit Trakémis.
– C’est bien là une belle formule de réconciliation. Allons dans nos appartements nous délester de nos atours guerriers, termina Khalaman.
– Ô mon Magnus, sourit Trakémis.