Partager le maigre espace de l’intérieur d’une caisse quand une grosse tête d’orkaim en prend un bon tiers, relève de la prouesse, surtout quand ce dernier claque des dents.
– Arrête avec tes dents, Yurlh. Ça m’irrite les oreilles.
Kwo parlait d’une voix maîtrisée, sachant que crier aurait été insupportable dans cette cloche exiguë.
– Trop froide, breuh ! râla Yurlh, juste derrière Kwo qui en eut pour son compte.
– Moins fort. Je t’entends, pardi.
Et Yurlh reprit de claquer des dents, surement gagné par la fraîcheur de l’eau qui montait le long de son corps.
Ils avaient retourné la caisse vide d’herbe à l’envers pour y glisser leur tête et leurs épaules, dans le cas de Kwo. Maintenant, ils descendaient l’escalier et s’enfonçaient dans les cales. Kwo espérait ainsi piéger l’air, une fois la caisse sous l’eau. Et c’est ce qui arriva quand la caisse fut complètement immergée et eux en dessous.
Le peu de lumière de la lanterne à faisceau était tout de même rassurant, car les deux explorateurs voyaient les parois de la caisse et le niveau de l’eau juste sous le menton.
– Tiens-la bien. Faudrait pas qu’elle prenne la tangente.
Yurlh maintenait fermement le filin qu’avait entouré Kwo autour. Et s’ils marchaient au fond de la cale, c’était bien grâce aux chaînes enroulées autour des jambes et à la force du barbare qui tirait sur ses bras pour maintenir la réserve d’air au-dessus de leur tête.
Alors qu’ils progressaient au beau milieu des caisses d’herbe sulfureuse encore amarrées, Kwo comprit toute la teneur du danger de cette entreprise. Si le filin venait à craquer, leur embarcation remonterait aussitôt, les inondant d’eau et de ténèbres. Donc, plutôt que de céder à ses peurs, Kwo se concentra sur leur déplacement. Car il fallait viser juste, juste entre les deux colonnes de caisses qui heureusement étaient toujours attachées. L’aomen connaissait bien la cale pour l’avoir organisée à maintes reprises à l’aide de la Bille, le surnom de l’homme garant des amarres à bord de la Squale.
Ses pieds nus foulaient le plancher. Apercevant les amarres flottant comme des algues qui se balancent lentement, Kwo se savait entre les deux colonnes qui formaient un long couloir étroit. La progression était lente car, à chaque pas qu’ils donnaient, aidés de l’air contenu dans la caisse, l’eau les soulevait. Alors, par petits bonds, d’abord hésitants, ils avançaient. Et, au grand dam de Kwo, Yurlh, qui s’était fort habitué à l’habitacle et à la température de l’eau, accéléra la cadence, l’obligeant à de plus grands bonds, dont chacun avait la faculté de lui soulever le cœur.
– Moins vite… Moins vite, j’te dis.
Mais c’était peine perdue. L’orkaim appréciait trop d’être ainsi porté, de se sentir léger. Kwo devait se tenir à la caisse de toute la poigne d’une seule main, puisque l’autre portait haut la flamme de la lanterne. Ce Yurlh n’avait malheureusement aucune idée du danger, tant qu’il n’y avait pas face à lui un monstre gorgé de dents acérées, enrageait Kwo en pensée.
Et quand ils retombèrent d’un saut qui leur fit racler, pendant d’interminables secondes, le plafond de la cale, Kwo reconnut enfin la brillance des barriques d’eau stockées au fond.
– C’est bon. Arrête-toi. Arrête, on y est. C’est bon.
Mais le barbare, dans son élan, ne put se soustraire à cette irrésistible envie de donner un dernier coup de talon. Et comme Kwo battait des jambes pour freiner en vain le terrible propulseur qu’était Yurlh, leur embarcation fit un virage et se balança suffisamment pour laisser s’enfuir une grosse bulle d’air.
L’effet fut immédiat. Car en partant, l’air laissa entrer de l’eau en petites vaguelettes terrifiantes qui clouèrent l’orkaim sur place. Quant à Kwo, il dut plier les genoux afin d’atterrir sur les tonneaux qu’ils survolèrent par accident.
– Ah, c’est malin ! On est où ? Je ne sais plus où je dois aller pour trouver la soute à gréements.
Yurlh ne dit mot, encore apeuré par l’eau qui s’était, d’un coup, introduite dans son espace vital.
– C’est à gauche ou à droite comme au départ ? On a tourné vers la droite ou la gauche ? Sacré Xyle !
Kwo parlait avec emportement, inondant l’intérieur avec sa voix sous l’effet de la panique. Yurlh ne pouvait lui répondre, car il n’en savait foutre rien ! Tout ça, c’étaient des considérations de capitaine. Lui n’était que rameur et ça lui allait bien.
– Quoi qu’il en soit, je dois faire un choix, annonça Kwo d’un ton plus réfléchi.
Il se retourna pour faire face à la grosse tête de son ami. Et, en le voyant pour la première fois dans cet espace restreint, il sourit. De se retrouver ainsi enfermés dans cette bulle, au fin fond de la Squale, risquant ensemble de mourir noyés, signifiait quelque chose. Pour l’un comme pour l’autre. L’histoire se répétait étrangement, toujours ensemble enfermés quelque part.
Même si Yurlh l’avait accompagné jusqu’ici dans son caisson d’exploration sous-marin, Kwo savait qu’il devait continuer seul. Pour l’orkaim, nager sous l’eau était bien plus dur que d’affronter une créature tentaculaire. Et puis, qui donc tiendrait la lanterne pour lui indiquer la petite caverne d’air qu’était leur vaisseau ? pensait-il.
– Tiens, prends la lanterne et garde-la bien hors de l’eau, sinon elle s’éteindra.
Mais quand Kwo la lui tendit, aucune main ne vint la prendre. Car Yurlh tenait fermement, des deux poings, le filin pour s’assurer que l’embarcation ne chavire et ne fasse encore entrer une de ces vaguelettes qui réduirait la hauteur de l’air. Kwo observa un court instant leur espace et ne put que se résoudre à la conclusion qu’il avait déjà faite en se retournant.
– Ouvre la bouche, ballot !
L’orkaim s’exécuta, tel un chien fidèle. Et Kwo lui fit mordre l’anse de métal, entourée de bois, de la lanterne.
– Sous aucun prétexte tu la recraches. Sinon, adieu mon chemin !
Yurlh opina des paupières, conscient qu’incliner la tête risquerait de mouiller la flamme.
– Droite ou gauche ? J’ai une chance sur deux. Que Xyle me soit profitable !
Kwo sentait la peur le gagner. Alors, il n’attendit pas plus pour prendre une profonde inspiration et disparaître sous le niveau ténébreux de l’eau.