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Les deux épérites mâles, dont chacun était muni de quatre bras par nature, levèrent ensemble la dernière malle qui devait prendre place à l’arrière du long charriot.


– Allez viens, ma Craintule. Le jour est enfin venu de partir.


La grosse tarentule restait immobile sous un amas de bois, à même le sol. Ses quatre paires d’yeux fixaient sa maîtresse qui s’était accroupie, devant, sans tenter de l’attraper.


– Je sais que tu as vécu ta vie entière ici. Mais, le jour est venu de partir.


Même si elle ne comprenait pas tous les mots, elle en saisissait le sens, dans son ensemble. Et quitter la demeure où elle était née, c’était comme quitter son monde. Rarement elle s’aventurait au-delà des murs. Quelquefois, par les nuits les plus fraiches, elle allait chasser dans la cour. Mais, c’était là la limite des terres qu’elle arpentait. Au-delà, l’inconnu s’étendait à perte de vue et Craintule n’avait nulle envie de le découvrir. Le soleil et la chaleur, elle les fuyait autant que possible. Craintule préférait la fraicheur et la sécurité des murs épais de la tour.


Tous ces jours où les serviteurs s’étaient affairés à remplir l’énorme malle munie de roues de bois, Craintule comprenait que quelque chose se terminait. Les belles soieries colorées sur les murs qui attiraient la nuit de succulents papillons avaient été rangées. Ainsi que les jolies verreries dans lesquelles les lumières des lunes chatoyaient. Au sommet de la tour, elle passait des nuits entières à les observer, hypnotisée, jusqu’à ce qu’une mite se pose dessus et enjolive ses crochets. Nombre de pièges, qu’elle avait tissés partout dans cette haute maison et dont chacun respectait la présence, avaient, ses derniers jours, été détruits. Avait-elle fait quelque chose de mal ? Pourtant maîtresse n’était pas avare de caresses.


L’un des deux serviteurs, le plus trapu, fit entrer une créature qui, jusqu’ici, n’avait jamais vécu parmi eux. C’était une énorme bête dont émanait des odeurs écœurantes. Une seconde, du même acabit, broutait dehors les rares herbes qui étaient parvenues à pousser sous ce soleil de plomb. Avec elle, s’envolait une foule d’excellents pucerons très sucrés. Des sillons qu’elle vivait entre ces murs, et tout ce qui avait pu y grandir venait, en quelques jours, d’être réduit à néant. Même si elle aimait maîtresse, ce grand chambardement avait un goût d’amertume, difficile à dissoudre dans son abdomen.


Chaque fois qu’ils ramassaient quelque chose ou déplaçaient un tonneau ou une caisse, c’étaient des jours de travail qui s’étiraient et craquaient en volutes dans la lumière perçante. Autant de fils détruits qui lui déchiraient le cœur. Ces trois êtres s’étaient donné le mot pour détruire tout son environnement. Peut-être afin de ne pas lui laisser le choix, qu’elle soit obligée de quitter les lieux, maintenant devenus un champ de ruines.


La deuxième de ces grosses bêtes entra à reculons, sous les ordres des deux servants, pendant que la première expulsait une masse pâteuse et rouge de chaleur. Cela n’en finissait pas de s’écouler sur la terre battue, à croire que ces cochonnes voulaient inonder l’endroit à peine arrivées. Aussitôt ces excréments sortis de l’orifice, qu’une armée de mouches, qui avait élu domicile autour du saint puits, quitta son point surélevé pour se poser sur la bouse.


Craintule les scrutait de ses huit yeux noirs. Un autre jour que celui sonnant le glas de son habitat, elle se serait approchée pour en attraper quelques-unes et se régaler. Mais il lui était difficile de faire abstraction de cette guerre qui se déroulait en ce moment même. Maîtresse était toujours là, accroupie à lui parler, mais incapable de comprendre qu’elle venait de détruire plus d’une demi-vie de tissage.


Soudain, la myriade multicolore de mouches s’envola, suivie du sol qui trembla. Les deux énormes bêtes tiraient ensemble la gigantesque caisse sur roues pour la déplacer dans la cour. Elles n’étaient plus que toutes les deux, elle et maîtresse, à s’observer dans le noir de leurs yeux. Enfin, elle se releva pour marcher vers la lumière. Craintule, terrorisée de se retrouver seule, entre ces murs qu’elle ne reconnaissait plus, sortit de sa cachette. Non loin de ses pattes, la masse verdâtre grouillait de petites friandises, tellement obnubilées à tremper leur trompe, qu’elle aurait pu se poster devant et les cueillir les unes après les autres. Mais maîtresse partait, déterminée à l’abandonner. Quand devant le voile de lumière elle s’arrêta. Dans sa main, maîtresse fit craquer le petit cou du mets dont elle raffolait. Et elle l’ouvrit, pour le laisser tomber là, juste devant la porte s’ouvrant vers le nouveau monde.


Les mouches ou la souris ? Craintule se mit à courir à toutes pattes vers la petite souris qui gesticulait fraichement vivante, l’attrapa puis sauta dans les bras tendus de sa maîtresse.

Note de fin de chapitre:

Depuis 2018, nous publions la saga YURLH sur HPF. Nous préparons un financement participatif en 2025. On a besoin de toi pour faire de ce rêve une réalité : un roman papier.

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