Quand le roi des animaux se repait, les hyènes attendent leur tour pour prendre part aux restes. Kwo espérait être la première, observant les rameurs se réveiller, le teint blafard d’avoir faim. Des cuisines résonnaient des bruits de bouche appétissants, ne laissant aucun ventre indifférent. Fort heureusement, des chaînes entravaient les poignets des esclaves, pour la plupart encore attachés à leur rame. L’aomen posa un regard sur Narwal, toujours échoué sur le plancher, la tête à fleur d’eau, quand devant lui, un gros pied aux ongles disgracieux le sortit de son état d’assommé.
– Sortez… sortez des cuisines, peinait le Narvalo de sa voix d’oiseau éraillé.
En réponse, Yurlh déglutit une pleine bouchée de thon salé. Il avait encore le regard du fou qui traverse les choses. Sa main droite soutenait contre son ventre, un tas de tranches de poisson. Kwo en saliva. Même s’il était son partenaire de longue date, le chemin des cuisines semblait moins risqué que de tenter de lui arracher une de sa douzaine de tranches.
À peine se tournait-il dans la direction du cellier que déjà une silhouette s’y engouffrait. Ses yeux étaient encore flous par instants. L’énergie lui faisait défaut. Néanmoins, il emboita le pas de l’inconnu. Sitôt entré, que le morfale était déjà penché, la tête dans le tonneau de poisson, au point qu’on aurait cru qu’il voulait se cacher dedans. D’instinct, Kwo ramassa le couteau à dépecer, abandonné dans l’eau, non loin de la jambe arrachée, et le glissa sous sa chemise jaune.
Le dos halé du gourmand se redressa, arborant le grand tatouage de la rose des vents des marins d’Akaïr. Plato jeta un œil par-dessus son épaule, se sentant observé et, au visage de Kwo, il reprit d’ouvrir le deuxième tonneau. Mais comme il avait les mains pleines, il se retourna et lui tendit les provisions qu’il venait de prendre.
– Tiens ça !
À en croire sa taille, Plato ressemblait plus à un humain qu’à un homme-rat. Mais son visage effilé au nez proéminent, ne laissait aucun doute sur ses origines. Ce devait être un ratrid, croisé avec un humain, ou un ratrid de grande taille, même s’il demeurait plus petit que Kwo. Plato était la vigie à bord de la Squale et passait le plus clair de son temps à grimper au mât et à s’occuper de l’amarrage du navire, un fois à quai. Il était de l’équipage de Korshac de longue date, mais n’avait pas pris la mauvaise habitude, des autres membres, que d’être méprisant à l’égard des esclaves.
– Et ça ! ajouta-t-il, en arrosant les tranches d’une double poignée de poivrons marinés.
Puis, il le regarda dans les yeux. Sa joue gauche vibrait d’un nerf agité d’avoir le ventre vide. Il jaugeait quelque chose. Avait-il vu le couteau que Kwo cachait sous sa chemise ? Toujours est-il qu’il se retourna pour à nouveau se plonger dans le tonneau de thon et en sortir deux autres tranches qu’il posa par-dessus la marinade de poivrons, en sandwich. Puis naturellement, il en prit un des deux, comme si tout ce qu’il venait de faire était entendu entre lui et l’aomen.
Kwo ne dit mot, porta le sandwich de thon aux poivrons à sa bouche et croqua avec soulagement dedans. Les deux voleurs croisèrent leurs yeux, soumettant à l’autre le même plaisir que de partager ce moment de délivrance.