Ce matin, la mer à perte de vue était d’huile et la Squale flottait tel un débris sur la surface brillante. Ni la chaleur ni la lumière n’était parvenue à réveiller ses habitants. Seul le silence allait avoir raison de leur sommeil.
Kwo papillota des paupières. Ses bras, qu’il souhaitait soulever, ne suivirent d’abord pas le mouvement. Ils étaient encore engourdis d’avoir ramé aux côtés de l’orkaim, tout en brayant des jurons à la gloire de Xyle. À peine avait-il ouvert les yeux qu’il fut ébloui par la lumière. Combien de temps s’étaient-ils battus dans cette tempête ? Il n’en savait rien. Une bataille qui avait duré fort longtemps et resterait à jamais gravée dans sa mémoire.
Yurlh, qui avait poussé et tiré sans relâche sur la rame, ronflait encore. Kwo le regarda fièrement. Il est vrai que, sans lui, il aurait été difficile de donner du cœur à tout l’équipage. Soudain, une irrésistible envie de pleurer le submergea.
– Nous sommes en vie, en vie, se répéta-t-il, afin de croire à ce réveil.
Ses jambes et ses bras lui faisaient terriblement mal. Ses muscles étaient durs comme du bois et réclamaient de l’eau. Mais les crampes dans ses mollets l’empêchaient de se relever, pour l’instant. Maintenant que ses yeux s’étaient habitués à la lumière vive du soleil de midi, il observa le ciel et son bleu magnifique. La tempête s’était envolée et seul le silence régnait.
– Xyle, je vouerai ma vie à te faire offrande. Je te l’promets, pria Kwo à demi-son, ses bras rejoints par-dessus la rame.
Pour seule réponse, il entendit un gargouillis grave provenant de la caverne qu’était le ventre de Yurlh. Kwo prit ce signe comme le début d’une nouvelle aventure imposée par le dieu et sourit. Le gargouillis reprit plus fort encore. Le barbare n’allait pas tarder à ouvrir les yeux et ce serait vite suivi d’une irrésistible envie de dévorer quelque chose, quoi qu’il en coute.
Si Yurlh l’écoutait le ventre plein, il avait tendance à n’en faire qu’à sa tête, une fois vide. Adossé à son ami, qui grommelait d’encore rêver, Kwo serra les dents et, malgré la douleur, se releva. Une fois debout, il observa l’équipage, tout du moins ce qu’il en restait. Le cap des Crocs Hurlants portait bien son nom. Ses crocs d’écume sauvage avaient emporté avec lui plusieurs des rameurs. Certains d’épuisement, d’autres écrasés par le mât, l’un d’eux semblait même mort de peur.
Avançant, consterné de voir dans quel état ce grand navire était tombé en une seule tempête, il parvint jusqu’à la porte des cuisines. Elle n’était même pas fermée. Le crochet avait cédé sous la force d’un bout du mât qui l’avait défoncée. À l’entrée, Kumba n’était plus à son poste. Il s’était caché derrière le dernier banc des rameurs et dormait, surement après avoir esquivé le morceau de bois massif qui restait coincé entre la porte et le mobilier des cuisines.
Partout, l’eau inondait le plancher. Levant la jambe pour passer par-dessus les restes du mât, il se retint de poser le pied. Derrière, l’eau était rouge de sang et une jambe flottait, seule, sans son maître. Alors, il se retourna pour comprendre à qui elle avait bien pu appartenir. C’était le pauvre Malok qui se l’était fait arracher.
« Toujours une jambe dehors, tant il était grand. Malok, dur comme le roc. Eh ben, le bois, cette nuit, a été plus fort que la pierre, pensa Kwo. »
Vidé de son sang, il gisait sur l’épaule de son voisin de ramée, endormi pour de bon.
Qu’à cela ne tienne ! Kwo tata ses deux cuisses afin de sentir qu’elles étaient toujours siennes et reprit de l’assurance. Tournant les talons, il repartit explorer les cuisines. Les quelques rayons de soleil qui y pénétraient lui apportèrent suffisamment de luminosité pour trouver le crochet servant à ouvrir les tonneaux au fond. Le premier était presque vide. À l’odeur, il contenait les restes de thon salé que Narwal leur servait tous les jours en ragoût et soupe, et ce depuis leur départ de Daïkama. Ce n’était pas mauvais et Kwo se pencha pour en prendre trois tranches. À côté, un autre tonneau, dont le pourtour suintait d’une brillante matière aux agréables odeurs, attira le nez de l’aomen. À n’en pas douter, c’était la réserve de poivrons rouges de Taranthérunis à l’huile de baleine d’Élinéa. Il en aimait le goût profond du poivron dont l’huile douce exhalait ses parfums.
Alors qu’il enfonçait le crochet dans le trou prévu à cet effet, la porte derrière grinça.
– Dehors, voleur ! hurla la voix aigüe d’un perroquet émasculé.
Kwo, qui avait eu le temps de lâcher le crochet pour fourrer sa main dans le tonneau, se retourna nonchalamment, tout en fouillant en quête de quelques poivrons.
Il ne l’avait pas entendu venir. Il regarda Narwal, les yeux gênés d’avoir été pris la main dans le sac.
– Dehors, j’ai dit. Bas les pattes sur la boustifaille ! lança à nouveau Narwal, d’une voix déterminée, même si elle était à chaque fois la cible de railleries.
De toute la tempête, Kwo n’avait entendu que la voix de Narwal qui donnait des ordres. Quant à Yurlh, il était revenu seul, sans les insultes du capitaine pour l’obliger à reprendre son poste. Dans la cale, il s’était passé quelque chose de grave.
– Korshac m’aurait déjà fait ma peau de banane. Mais toi, tu vas faire quoi ? répondit Kwo avec un rictus de défiance, tout en se penchant en arrière pour que sa main atteigne la masse visqueuse des délicieux poivrons macérés.
Lentement, Narwal sortit un couteau du côté de son bliaut. La lame apparaissant n’en finissait pas de s’allonger. Kwo déglutit à l’idée de devoir affronter le Narvalo. Son treillis de cuir formait une bonne protection et son couteau, long comme l’avant-bras, semblait parfaitement aiguisé.
– Après cette nuit… tu rigoles ? Tu nous dois bien ça.
– Sors de là ou j’te découpe en tranches.
– Tu vas m’tuer pour trois tranches de thon et une poignée d’poivrons ?
L’édenté porta ses yeux sur son couteau à dépecer et, au passage, croisa la jambe qui flottait. Son visage se radoucit.
– Faut qu’tu reposes ça. C’est pas l’moment de manger comme des goinfres.
– On est dans le même camp, Narwal. Laisse-moi apporter cette nourriture à mon équipier, sinon ce sera pire.
– Repose ça ! J’ai dit ! cria Narwal.
Mais au lieu que ses dents lui donnent un faciès ridicule, elles le rendaient plus méchant. Kwo sursauta à l’invective, surpris par la volonté du Narvalo. Il posa les tranches de thon sur le couvercle et serra fort son poing, pressant les poivrons, tout en les écrasant entre ses doigts. Narwal le saisit par l’épaule, tirant sur sa chemise jaune, la déchirant au passage. Kwo, qui était encore faible de cette nuit d’effort, manqua de tomber mais se laissa déplacer.
– Retourne à ta place maintenant !
Finalement Kwo, épuisé, ne dit mot. Il tira sur la porte et, au moment de sortir, entendit :
– FAIM !
Il se retourna pour regarder les yeux apeurés et grands ouverts du Narvalo qui avait aussi clairement compris à qui appartenait ce braillement.
– FAIM ! J’AI FAIM !
Un braillement que l’on pouvait plus apparenter à un cri de guerre.
– Kwo, retiens-le ! implora Narwal, sachant que la seule destination ne serait autre que les cuisines.
– Trop tard… répondit Kwo, déçu, laissant la bonne huile parfumée s’écouler depuis son poing sur le plancher.