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Les journées étaient de plus en plus dures à porter sur ses vieilles épaules. La nuit rouge retombée, c’était déjà la seconde du cycle de cinq nuits de pleine lune. Et le temps, celui qui n’a de cesse de lui filer entre les doigts, était compté s’il voulait profiter d’une petite part de la Concession Divine.


Commencée il y a neuf sillons maintenant, sur aucun des deux liens précédents il n’avait pu s’arroger le droit de ponctionner une infime portion. Une portion qui lui assurerait de terminer ce pour quoi il était revenu. 


« Tous ces sillons pour une seule nuit, réfléchissait Chèl Mosasteh, recouvert d’un capuchon masquant son identité. Certes, cela m’a donné assez de pouvoir pour rattraper tout ce temps que tu m’as fait si habilement perdre, Thurl. Mais comme tu peux le voir, je suis plus rusé que toi. Les sillons sont passés et j’ai appris à détourner les phrases que l’on croit taillées dans le marbre, marmonnait-il en refermant la petite porte qui donnait dans une ruelle d’Ildebée. » 


Sa fonction de devin permettait, entre autres avantages, d’avoir accès à la quasi-totalité des passages secrets des bâtiments impériaux. Il restait néanmoins risqué pour un homme âgé de sortir de nuit dans la cité d’Ildebée. 


Mais le vieil homme, extrêmement malin, avait su glisser dans les oreilles de son empereur qu’il serait plus sage d’imposer un couvre-feu, les nuits d’avant et d’après la bataille. Cette mesure était généralement prise pour maintenir des débordements sur une population insoumise à la volonté de l’Empire. Or Ildebée faisait bel et bien partie de l’Empire des Cités Rouges. Mais, il demeurait important sinon crucial que, les nuits précédant et continuant le rite de l’Éternel, il n’y ait aucun autre problème à gérer. Afin d’être sûr que tout se déroule comme convenu, le Magnus Kéol n’eut pas besoin de plus pour ordonner le couvre-feu.


Aussi, Chèl Mosasteh se baladait sereinement dans les rues de la cité sans craindre une mauvaise rencontre. Il possédait dans une aumônière une plaque dorée à l’effigie de l’empereur, un saufconduit qui clôturerait toute discussion avec les unités de gardes qu’il croiserait.


Tout ce qu’un cerveau pouvait penser pour se faciliter la tâche restait de son ressort. Néanmoins, il lui fallait toujours monter et descendre les marches et parcourir les couloirs étroits des passages dissimulés dans les murs de la forteresse, ce qui le fatiguait. Un peu plus loin de la porte dérobée, Chèl Mosasteh dut s’adosser à un mur pour reprendre son souffle. Il lui fallait aller jusqu’au bout de la ruelle où l’attendait une chaise à porteurs dont il avait pris soin de commander la course plusieurs nuits plus tôt. D’ailleurs, cette chaise à porteurs attendait toutes les nuits depuis cinq jours déjà, une feinte pour dérouter d’éventuels espions.


« On ne saurait être trop prudent, car je sais que tu guettes, se répéta le devin en montant à l’intérieur. »


Une fois plus en hauteur, soulevé par quatre malabars, de la guilde des porteurs de chaises, seule habilitée à se déplacer sous couvre-feu, Chèl Mosasteh apprécia l’illusion de la sécurité. La faiblesse de son corps vieillissant l’avait rendu dépendant de l’enceinte impériale qu’il ne quittait pour ainsi dire jamais. 


Un son strident venant d’en dessous, comme le cri d’un homme glissant inlassablement vers son destin, surement provenant des égouts, éleva en lui des frissons de peur. En regardant ses mains trembler, de suite, il repensa à un moment de sa vie bien plus terrifiant, dans le tombeau où pour la première fois, il avait vu celui qui lui parlait depuis si longtemps. 


Ses souvenirs en mémoire, le devin passa la tête au travers du rideau de la chaise, pour mettre le nez dehors et admirer les contours familiers et rassurants des maisons de la cité d’Ildebée. Les mains calmées, il put un peu plus apprécier le voyage jusqu’à la tour, à la croisée de la rue du Rocher noir et de la place du Puits béant. Arrivée là, la chaise s’abaissa. Il ne sortit pas une seule pièce, il avait déjà tout réglé d’avance. Toutefois, l’escapade en terrain inconnu, lui valut de laisser parler sa langue.


– Vous m’attendez, n’est-ce pas ?


– Oui messire, oui messire, lui répondit l’un des quatre d’une voix mal assurée.


Chèl Mosasteh put alors se diriger vers la tour qui pointait dans le ciel étoilé. D’en bas, il vit la lueur des lumières qu’avait installées pour sa venue, l’hôte de ces lieux. À peine était-il arrivé devant le portail qu’il s’ouvrit sans même qu’il n’eût à manifester sa présence. Un serviteur, derrière, avait observé et attendu son arrivée.


– Par ici, messire, dit-il juste, d’une voix nasillarde.


Chèl Mosasteh n’avait que faire de ces servants. Il était impatient de la rencontrer. Plus loin, une autre porte restait ouverte donnant sur l’intérieur de la tour dans un endroit manquant de lumière. Un autre servant, plus petit, arriva portant un chandelier en fer forgé, sur lequel six bougies allumées avaient été piquées.


– Suivez-moi s’il vous plait, monseigneur.


La lumière fut bienvenue, car il fallait encore gravir un escalier raide, longeant le mur circulaire de la tour. Chèl Mosasteh dut prendre son temps et à plusieurs reprises reprendre son souffle. Son cœur battait fort dans le vieux coffre qui lui servait de corps. Était-ce l’effort de l’ascension qui causait autant de bouleversement ou plutôt de revoir celle qui, malgré lui, l’avait ébloui, le soir où il avait fait sa rencontre ? 


Patient, le servant à quatre bras attendait sur les marches supérieures, sans dire mot et surtout sans lui donner de l’aide comme l’avait bien mis en garde sa maîtresse. Pour cela, il fallait attendre que le vieil homme use lui-même ses mains et s’accroche à l’épaule du servant. C’est d’ailleurs ce qu’il fit, arrivé à la moitié de l’escalier, se sentant incapable de continuer sans une béquille. Enfin, il arriva au sommet, qui donnait en plein sur la voute céleste, voilée du rouge lunaire.


– Vous avez fait tant de dépenses pour m’accueillir madame, lui dit-il alors qu’elle était encore de dos à préparer des mélanges de couleurs. 


Larlh Vecnys fit la surprise, car elle savait que les hommes aimaient à surprendre les femmes. C’était dans leur nature. Et Chèl Mosasteh ne dérogea pas à cette règle. 


– Vous m’avez fait peur, éminence.


– Je vous en prie, arrêtez avec ces titres. Nous nous connaissons un peu plus maintenant. 


À nouveau, Chèl Mosasteh, en voyant cette femme à six bras, ressentit cette sensation qui était enfouie en lui depuis si longtemps.


– Mais je ne suis qu’une femme de bas étage, une tatoueuse.


– Vous comme moi, savons quels sont vos dons, et en aucun cas, vous ne devez croire que je vous considère comme une de ces prostituées. Nous avons ce point commun qui fait, de nous deux, des êtres à part. 


Chèl Mosasteh, en plus de vouloir la flatter, le pensait sincèrement. Ce qu’il était venu chercher, seules de rares femmes-araignées étaient capables de le réaliser. 


– Et, je suis d’ailleurs heureux d’avoir eu la chance de vous rencontrer, ici, dans cette cité assiégée, continua Chèl.


– Comme vous dites, c’est bien là de la chance. Ces derniers jours, j’hésitais à retourner d’où je suis venue, en des lieux plus cléments, à la capitale Élinéa. Mais, les affaires sont les affaires. J’avais encore à terminer une tâche pour assurer mon avenir et chemin faisant, nous nous sommes rencontrés.


– Comme la vie est bien ou mal faite, ponctua Chèl.


– Pourquoi donc mal faite ? dit Larlh Vecnys faisant mine d’être un peu vexée. 


– Oh pardon, bien faite, pour notre rencontre et mal faite car je suis d’un âge trop avancé à côté du vôtre.


– Allons, allons, c’est d’ailleurs pour cela que nous nous voyons ce soir, dit-elle rassurée par le compliment du devin.


– Regardez plutôt qui se cachait sous l’armure que vous m’avez demandé de ramasser ce matin, dans cet… dit-elle en désignant de l’une de ses six mains, l’orkaim qui était allongé sur le dos, visiblement endormi. 


– Avant tout, je voulais m’excuser de vous avoir assigné à cette basse besogne dans ce théâtre sordide peuplé de cadavres. Mais je crois qu’il y avait là un beau spécimen, capable peut-être de me rendre un peu ma vigueur passée. 


Chèl Mosasteh la regarda avec ce que l’on pouvait désigner comme de l’enthousiasme. 


Un autre lit de bois, mais molletonné de couvertures pliées avait été installé parallèlement à celui de l’orkaim. Entre les deux têtes de lit était posé tout un attirail étrange, une sorte d’alambic. À l’intérieur, évoluaient en volutes de couleurs des liquides visqueux. À intervalles réguliers, une bulle d’air remarquable remontait à la surface du gros globe de verre. De cet instrument merveilleux partaient des tubes souples qu’on aurait dits sortis des boyaux d’un animal. Leur extrémité était terminée par des aiguilles fines et allongées. Devant l’alambic, Larlh Vecnys avait étalé une dizaine de pots en verre avec à l’intérieur, des pigments de couleurs, tous différents.


– Allongez-vous ici. J’ai fait mettre quelques couvertures pour vous soulager le dos.


La raideur de son corps l’obligeait à serrer les dents quand il exécutait des mouvements nouveaux. Et, s’allonger sur ce lit de bois, à hauteur de table, en était un.


– Cela sera douloureux ? demanda Chèl Mosasteh d’une voix où l’on pouvait sentir une certaine appréhension.


– S’il y a bien un art où je suis passée maîtresse, c’est celui du tatouage. Regardez, même la première piqure que je viens de vous faire ici… dit-elle en piquant à l’aide d’un ongle de fer qu’elle avait au bout de l’un de ses six index. 


– … ne vous fera aucunement mal.


Chèl Mosasteh s’était raidi, mais juste par crainte de la douleur.


– C’est fait. Dorénavant, toute votre peau est fin prête à recevoir le tatouage qui vous liera à ce jeune orkaim plein de vie. Et je suis certaine qu’il sera heureux de la partager avec Votre Éminence.


Chèl Mosasteh sourit à ces derniers mots. Alors qu’il regardait la voute céleste, il entrevit les six bras de la femme-araignée qui s’affairait à lui dessiner le corps avec une dextérité surprenante.

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