– Attachez-le-moi ! hurla le capitaine, les yeux noirs d’une vengeance inassouvie.
Yurlh resta debout, les jambes pliées pour garder l’équilibre que la mer tentait à chaque instant de briser.
– Attachez-le, j’ai dit, continuait de gueuler Korshac, démontrant que sa terrible colère s’était maintenant reportée sur l’orkaim.
Yurlh n’en croyait pas ses oreilles. Qu’avait-il fait pour le mettre dans un tel état, si ce n’était de l’avoir sauvé d’un second coup de couteau ? Mais à l’entendre, tout ça, était de sa seule faute. Et, il allait le lui faire payer. Sous ses yeux ébahis, Korshac se releva et saisit le manche de son hachoir, sans pour autant le dégainer. À droite, Kiarh hésitait à lui attraper le bras et les esclaves avaient cessé de ramer.
– Alors, c’est moi qui vais l’attacher, l’orkaim ?
Derrière ses yeux noirs, brillants de colère, Yurlh perçut autre chose. La reconnaissance qu’il avait pu y voir avait disparu. Lui seul était la cause de cette haine couvant au fond de ses yeux. Pourquoi ? Quelle en était la raison ? Yurlh ne se posa même pas la question. La peine d’avoir perdu l’estime de Korshac le submergea. Et, horrifié par tous ces cris dont il était la seule cible, il s’enfuit dans la direction opposée.
– Souquez, bande d’uruks, sinon Worh vous avalera tous ! cria le capitaine, toujours sur un ton des plus méchants.
Désespéré, perdant l’équilibre à chaque vague frappant le flanc de la galère, Yurlh se retrouva nez à nez avec Kaïsha. Elle releva la tête et, avec le peu de souffle qu’elle venait de reprendre, lui dit :
– Fuis…
Son masque de haine avait été remplacé par celui des précédents jours, où elle venait sur son banc lui témoigner de l’amour. Il hésita à la laisser seule ici, avec ce fou. Mais au fond de lui, l’enfant avait refait surface et la peur de dieu le père le dominait.
– J’vais en finir avec toi, lança le Grand Blanc qui venait de contourner le mât et se trouvait aux côtés de Kaïsha. Yurlh reculait, repoussé par l’aura terrible entourant celui qu’il avait respecté deux sillons durant.
– Et toi, quand j’en aurai terminé avec lui, ce sera ton tour ! cria le capitaine sur la femme-panthère terrassée.
À ce moment, il aurait voulu lui sauter dessus et faire taire les mots horribles qui sortaient de sa bouche. Mais ses muscles restèrent pétrifiés à l’idée de le défier. Alors, il recula et recula encore, jusqu’à entendre le tambourin de Kumba résonner dans ses deux oreilles. Derrière, il n’y avait plus que la cuisine de Narwal. Alors, il prit appui sur un banc et sauta pour agripper la rambarde, afin de passer au pont supérieur.
– Tu peux courir mais tu ne peux pas t’cacher ! répondit Korshac à sa fuite désespérée.
Au plus vite, il courut jusqu’à la proue pour emprunter l’escalier menant aux cales. C’était ici le seul endroit qui ressemblait le plus à la fosse. La fosse de son enfance, noire, humide mais sans humains terribles. Il y descendit, avec l’espoir, qu’ici, il serait à l’abri du courroux de son protecteur. Sa grosse voix de meneur d’hommes devenait lointaine et la noirceur avait des effets apaisants.
Entre des caisses, il trouva un espace étroit pour sa stature et s’y glissa. Et dans le noir profond, il tourna les yeux vers les seuls rayons de lumière peinant à venir jusque dans ces recoins sombres. Redoutant d’y voir la silhouette de son père adoptif, il s’obligea néanmoins à regarder. Car qui était-il d’autre, sinon son père, après l’avoir accueilli sur son navire, nourri, et élevé au rang de champion ? Qui était-il d’autre, sinon le seul à lui dire mon garçon ?
Tous les autres auparavant ne l’avaient traité que comme du bétail, une bête qu’ils n’encourageaient qu’à se nourrir de fureur et de sang. Korshac n’exigeait de lui que sa force et rien d’autre. Sans même le lui demander, il l’avait libéré de ses chaînes, les chaînes que sa maman lui avait fait porter pour le protéger des humains.
Qui était-il d’autre, sinon celui qui l’avait libéré de la cité des esclavagistes ?
– J’vais t’trouver, mon petit, car je sais que tu te caches ici…
Cette voix, venant d’en haut, résonnait dans la cale, s’entrechoquant sur les caisses remplies d’herbe parfumée. C’était sa voix. Mais elle était habitée d’autres sons, des sons faisant remonter d’autres souvenirs.
– Hein ? Tu es par ici ? disait-elle, accompagnée du grincement des caisses en bois.
Le souvenir du marais où il tirait, avec ses frères de bordée, la Squale.
– Ou par là ? Une auréole lumineuse avançait.
Dans le marais, où il avait tiré, jusqu’à se faire dévorer par ce navire, sous le regard de son…
– Tu te caches mais je te trouverai. La lumière tournoyait.
– Père… prononça timidement Yurlh, les lèvres tremblantes.
– Humm, te voilà, grondait Korshac en se rapprochant, une lanterne à la main.
– Mon… père… continuait Yurlh, les larmes s’amoncelant autour de ses grands yeux d’orkaim.
D’abord, la lumière le débusqua. Et vint, de suite, sa petite silhouette rassurante, arborant un sourire étranger. Yurlh se releva, tout en écartant des épaules les caisses qui l’encerclaient. Des deux mains, il lui entoura la taille pour le serrer, comme les jours de victoire où Korshac le prenait dans ses bras.
– Hroui… c’est moi ton père…
Même si cette intonation, dans sa voix, n’était toujours pas partie, il semblait heureux de le retrouver. Lui, son fils.
– Tiens pour toi… fils…
Et la froideur d’une lame transperça les chairs du ventre de Yurlh, s’enfonçant, aidée de sa force d’orkaim serrant ce corps paternel, dont il avait tant besoin. Mais Worh en voulut autrement. Une terrible vague qui frappa, de plein côté la coque, les sépara. Son amour plus grand fut soudain rattrapé par la douleur tiraillant ses chairs. Anéanti de voir la lame plantée dans son nombril, l’orkaim l’interrogea du regard, tout en la délogeant de ses muscles.
– Fils de pute… T’as volé mon amour… T’as bravé mon autorité ! répondit Korshac dégainant son hachoir.
Il brandit le tranchant devant lui, alors que Yurlh était toujours coincé entre les caisses, l’oppressant sous les à-coups incessants des flots. Une autre vague les frappa plus fort, de l’autre côté cette fois, projetant le capitaine enragé droit sur lui.
– Humff, émit l’énergumène qu’était devenu, ce soir, son père.
C’était le son de la lame qui perce non loin du cœur. Le son du guerrier subissant l’attaque qui va lui ravir la vie. Ses paupières clignèrent et se rouvrirent. La colère avait quitté ses yeux.
– La poissecaille…
Ce son inquiétant dans sa voix avait aussi disparu. Korshac plia les genoux et commença à s’effondrer. Yurlh tenait encore la dague plantée dans la poitrine du capitaine. Horrifié, il la lâcha. Le Grand Blanc tomba sur le dos. Il regardait de tous côtés, cherchant un visage pour ne pas s’enfoncer seul dans les ténèbres. Le barbare vint de suite au-dessus de sa tête, et le regarda avec ses yeux d’enfant. Korshac lui sourit, ce même sourire qu’il avait eu pour lui après avoir vaincu Baba Yorgos. Ce sourire de père, fier de son fils. Et, ses yeux s’éteignirent, tout simplement.
FIN DU TOME 2