Les dés étaient jetés. Même si le Grand Blanc donnait des bras et des ordres à tout-va, la Squale était bel et bien aspirée par le Cap des Crocs Hurlants. Dans la fosse aux rameurs, au pied du seul mât central, Korshac, Kiarh et Narwal se débattaient contre la voile qu’ils durent faire tomber. Dans les vents qui tournoyaient en tous sens, le capitaine ne cessait de rappeler à chacun son rôle, souvent en gueulant :
– Ramez… Allez, ramez !
Yurlh, sur le banc à côté, les prenait pour lui seul et ramait comme jamais.
Kaïsha descendit l’escalier, balancée mais nullement déséquilibrée. Elle semblait faire partie de cette tempête qui grossissait d’heure en heure. La nuit n’était pas encore tombée et le ciel gris daignait laisser des rayons de lumière passer au travers. Sans expression, ni de haine, ni de pardon, elle croisa Korshac pour rejoindre les cuisines.
La voyant le dépasser, Yurlh attendit qu’elle se retourne pour lui céder un regard, mais aucun ne vint. Enfin, elle ressortit, les louches à la main, pour donner à chacun un maigre goût de réconfort. Elle servit le ragoût, se rapprochant doucement du centre où le capitaine, Narwal et le taurus repliaient la voile, tout en la détachant de ses gréements.
La Squale montait et descendait les vagues incessantes, malmenant les marins. Quant à la femme-panthère, elle semblait danser sur ce pont couvert d’embruns. Une danse presque macabre qui la rapprochait, ses quatre louches à la main. Ne lui adressant aucun regard, restant les yeux éteints, elle vint jusqu’à lui. Et quand enfin le capitaine fut à sa portée, elle laissa les louches tomber. Se saisissant du couteau qu’elle avait glissé dans son dos, elle cria :
– Pour toi, salaud !
Le premier coup donné porta en dessous des reins. Mais au second, Yurlh lui attrapa le bras. C’était là plus qu’une surprise de la voir se déchaîner contre Korshac, au point de vouloir le tuer. Yurlh ne voulait pas ça… pas sa mort.
– Laisse-moi… maudit barbare ! hurla-t-elle, tout en se débattant, tirant sur ses bras, les yeux fous de rage.
Et soudain, Korshac l’empoigna, aussi vif que sa colère pouvait se déverser dans ses veines. Par le cou, il l’étrangla, tout en lui saisissant la main au couteau, pour la désarmer.
– Tu veux me tuer, hein ? Pour un rejeton !
Ils étaient là tous deux, sous ses yeux, à se déchirer. Les deux piliers de sa demeure.
– Tu veux me tuer, répétait Korshac, tout en serrant ses poings de fureur.
Tout l’équilibre de ces sillons passés en était bouleversé.
– Pour une bâtarde ! hurlait le capitaine, tel un ordre dont la vie de tous à bord dépendait. La nausée de l’amour monta du fond de son être, jusqu’à ses yeux.
– Je t’aimais Kaïsha… Je l’ai fait parce que je t’aimais… criait-il d’une voix emportée, serrant toujours plus fort.
Sa seconde main lâcha la rame en même temps, qu’à terre, tombait la lame.
– Je ne l’ai même pas tuée… et toi…, toujours hurlant sur sa belle, à vouloir sa mort par les mots, sans se rendre compte que ses mains la donnaient.
Ses yeux d’orkaim croisèrent ceux de la panthérès, piqués d’une dernière étincelle qui ne pouvait que lui être destinée.
– … tu m’assassines ! Versé dans sa colère, au point de ne plus rien percevoir, le poing de Korshac serrait toujours plus fort.
Et soudain, à l’image d’une vague prenant par-dessous un navire, une vague qu’on ne saurait dominer, Yurlh saisit le Grand Blanc. D’une telle poigne, qu’aussitôt Korshac dut lâcher le cou de sa victime. Et, de toute sa force, il le jeta à l’opposé de Kaïsha, vers l’escalier. Puis, il se retourna pour la voir à quatre pattes, crachant, cherchant à reprendre son souffle, mais en vie. Rassuré, Yurlh devait maintenant faire face au seul maître à bord, au seul en droit ici, de vie et de mort.