Ça n’est pas aux vieilles rascasses qu’on apprend à faire la grimace. Korshac le savait bien pour avoir arpenté les cinq océans. Et c’était en raison de ce vieil adage de baroudeurs des mers qu’il s’était levé avant l’aube. Assis sur un tabouret à trois pieds, il savourait un biscuit de maïs, acheté une lune verte plus tôt dans la cité d’Ildebée. Même un peu rassis, c’étaient ses préférés.
Quant au pélican au sommet du mât, les biscuits faisaient aussi partie de ses favoris. Raison pour laquelle il tentait la mer une journée de plus. Sur sa cuisse gauche, restaient encore trois autres gros biscuits. Il lui fallait au moins ça pour reprendre des forces après la petite nuit qu’il avait passée à mal dormir sur une couche improvisée. Car si Kaïsha n’avait pas encore quitté le lit conjugal, lui en avait été expulsé.
– Plus que quelques nuits à s’abimer le dos et ma panthère ronronnera comme aux jours heureux, marmonna-t-il.
– Coac ! souligna le pélican.
Les premières lueurs de l’aube brillèrent sur la surface noire et lisse de l’eau. Aussitôt, le capitaine pinça avec ses lèvres le gâteau qu’il venait tout juste d’entamer. Enfin les mains libres, il saisit sa longue-vue calée sous ses pieds et commença à scruter l’horizon.
S’il ne fut pas surpris de la voir, la distance était fort courte à parcourir. Car à moins d’une encablure, l’arba-galéanne impériale leur filait le train à bonne allure. Il en cassa même son biscuit, avec les dents, de colère.
– Ça n’t’a pas suffi de t’prendre un coup de bec ? Faut encore que tu m’suces le sillage ! grommela-t-il en cherchant à l’aveugle son gâteau tombé, croyait-il, sur ses vêtements.
Mais des coups d’estoc tout près sur le pont, sonnèrent l’alarme de décoller son œil de l’instrument d’observation. Car si on n’apprend pas aux vieilles rascasses à faire la grimace, le pélican, lui, veille toujours.
– T’as pas fini d’venir me bouffer dans la besace ? lui dit le capitaine, sans une once d’énervement.
Même s’il venait de se faire piquer les trois quarts de son biscuit sous le nez, le pélican avait gagné sa part. C’était un principe que le capitaine Korshac s’efforçait de respecter. Et ce, d’il y a longtemps, lors d’un naufrage où un pélican était venu en haut du petit mât de leur radeau lui donner le cap qui leur avait sauvé la vie. Depuis lors, chaque fois que l’un de ces oiseaux prenait place à la vigie, c’était pour lui un bon présage.
– Il m’en reste trois autres, canaille.
L’animal semblait le comprendre, tout en avalant goulument sa grosse pêche. Korshac rassembla ses gâteaux dans une main et s’approcha de la fosse en criant sans le voir :
– Kumba, du nerf. On augmente la cadence !
Mais l’ordre ne fut pas suivi des sons de tambourins qui devaient réveiller les rameurs endormis. Le capitaine se pencha par-dessus la rambarde dans l’espoir d’être mieux entendu.
– Couac… Croac…
Derrière, l’ailé jacassait bizarrement, surement malheureux de ne pas en dévorer plus. Maintenant en vue de son hortator, mais déçu de s’apercevoir que c’était la palourde et non Kumba, Korshac inspira pour gueuler plus fort.
– Pavel !
Car l’aomen, en plus de petits yeux aux paupières fermées et une tête allongée que n’aimait guère le Grand Blanc, avait les oreilles toujours bouchées.
– Croah… Croaahah…
Le pélican n’en finissait plus de se plaindre, comme si le biscuit ne semblait plus à son goût. Mais ce n’était pas le moment de tailler la bavette avec le descendant de son sauveur. Pavel n’entendait rien. Et derrière, le sarénor, au lever du jour, avait lancé la chasse. Si les bras ne se mettaient pas sur le champ à souquer avec vigueur, un abordage de si bon matin était à craindre.
Gueuler ne suffisait plus, il fallait agir. Korshac passa par-dessous la rambarde pour descendre au pont inférieur. Dans le mouvement, il brisa les biscuits, laissant dans l’élan de grosses miettes tomber derrière lui.
– Ça fera plus pour mon locataire du mât, pensa-t-il, car les gâteaux étaient maintenant le cadet de ses soucis.
Tombant à côté du sourd qui frappait avec mollesse, le capitaine n’hésita pas à lui abattre son poing sur l’épaule.
– Debout la palourde !
Pavel sursauta, sortant de son demi-sommeil. Et, à la vue du Grand Blanc, bel et bien réveillé et au regard fumant, il frappa de toutes ses maigres forces sur les deux petits tambours.
– En cadence, la palourde. Pas comme un forcené, tu vas m’mettre le bazar !
Puis, en capitaine zélé, l’urgence l’imposant, il passa entre les vingt-deux rames, réveillant, d’une tape chacun, tous les rameurs. Une fois arrivé face à l’escalier montant vers la proue, il se retourna pour vérifier son travail de réveil. Quand, à l’autre bout, le Narvalo sortit de ses cuisines.
– Trouve Kumba. Y a l’feu au derrière ! cria d’une voix grave Korshac, sûr de se faire entendre.
L’aube prenait place, inondant le ciel d’une lumière rougeâtre.
– Ça n’augure rien de bon, ces matins au ciel de sang, se plaignit le Grand Blanc en retournant vers la poupe.
Et quand il vit, sur le pont, que les miettes de ses trois gâteaux n’avaient pas trouvé mangeur, Korshac remonta lentement le plancher des yeux, jusqu’à son poste d’observation. Là, aux pieds du tabouret, gisait le pélican au cou boursoufflé.
– Non, ça n’augure rien de bon, murmura-t-il.