Les ordres avaient été donnés. Voréa restait sur la poupe, plus en hauteur, pour continuer d’observer sa cible. Si, au départ, l’idée de défier le Grand Blanc était plus que grisante, au fil de l’étendue bleue qui rétrécissait entre les deux navires, sa salive se faisait plus épaisse à avaler. Peu à peu, l’inéluctable approchait et, en face, la cadence des ennemis avait grandi. Elle le voyait au rythme des rames qui s’enfonçaient plus vite encore sous la mer et ressortaient, soulevant toujours plus d’écume.
Chaque fois qu’elle portait sa longue-vue aux yeux, le Grand Blanc la scrutait sans trembler. Il n’était pas si grand d’ailleurs, surement plus petit qu’elle, mais en tous points trapu et massif. Le pirate ne semblait aucunement inquiet de la tournure que prenait la rencontre, enfin c’était ce qu’elle déduisait de ses observations.
Et si… et si, il savait quelque chose qu’elle ignorait. Il est vrai qu’elle avait fait son analyse à la hâte, sans véritablement se poser toutes les questions. Le navire du Grand Blanc était à la base une garda-galéanne. Elle l’avait tout de suite remarqué à la ligne et à la position du mât, une galère dont elle connaissait toutes les mensurations. Et tel qu’il semblait chargé, à la ligne d’eau cachant son rostre, ses arbalétriers devaient être à égale hauteur pour leur tirer dessus, une fois bord à bord.
« Et si… ». Voréa se concentra sur la cible. Mais plus il se rapprochait, et plus il était difficile de bien voir ses flancs de coque. Elle regarda la figure de proue, une sorte de nez de requin avec ses yeux horribles et ronds. Des dents avaient été sculptées sur le côté, et jusqu’en bas, allant sous le niveau de l’eau. On aurait dit qu’elle avalait la mer en avançant. C’était presque hypnotisant.
– Capitaine ! capitaine ! criait, depuis la proue, Delg Mir qui revenait en courant.
Voréa secoua la tête pour reprendre ses esprits.
« Et si… » quelque chose n’allait pas sur le bastingage de la proue. Il paraissait étrangement plus haut que la norme. Alors, elle regarda en détail la largeur des lames constituant le haut de la coque. Les dernières semblaient plus larges et surtout la régularité des joints, qu’avaient à cœur les charpentiers navals élinéens, avait été rompue.
« Et si… » le satané prédateur des mers avait modifié son navire ? Le pavois de la Squale était beaucoup plus haut qu’une garda-galéanne classique. Ses tireurs ne pourraient qu’atteindre la coque et non les hommes. C’était pour cela qu’il restait de marbre et continuait de la défier en réajustant toujours son cap pour être sûr de la percuter.
– Capitaine !
Delg Mir montait les deux marches de la poupe, se rendant à ses côtés, essoufflé.
– Son navire est amélioré. Sa coque est beaucoup plus haute qu’une garda-galéanne. Ce qui veut dire… racontait Voréa.
Et Delg Mir continua sa phrase.
– Que son chargement est bien plus lourd qu’on ne le pense.
– Il va nous pulvériser, d’autant que son allure est supérieure à la nôtre, en termina Voréa.
– Et… et…
Delg Mir cherchait la salive qui lui faisait défaut.
– Pire, je l’ai vu au détour d’une vague, qu’Ashaïr, dans sa miséricorde, a bien voulu creuser.
– Quoi donc ? questionna d’impatience Voréa.
– Son rostre, il est tout d’acier vêtu et muni de lames larges qui fendent l’eau et brillent au soleil.
Aussitôt, son assurance s’effondra. La pâleur de la mort couvrit, en un voile livide, son visage déjà blanc de peau. Ses yeux marron-vert se teintèrent du noir de sa pupille. Et ce fut à ce pire moment que lui revint la chansonnette qui l’exaspérait tant : C’est pourquoi… il n’y a pas de filet… qui attrapera … le GRAND BLANC !