Passé les portes d’Ildebée, Kwo dut encore pousser le charriot sur les pavés de la rue principale. Même si la guerre avait fait fuir les citadins dans les quartiers du nord, d’autres, plus curieux, venaient s’amasser. C’était sans doute pour voir ce à quoi ressemblait un champ de bataille, pour goûter de plus près le parfum de la mort.
S’enfonçant dans la populace avec son chargement, Kwo tourna dans la première ruelle sur la droite. Elle était étroite et menait à une petite place ronde, faite autour d’une fontaine en pierre sculptée, ressemblant à la tête d’un lion, mais ne portant qu’un seul œil. Là, il lâcha les bras du charriot pour les laisser tomber à terre.
– La course est terminée monseigneur, lança-t-il en direction de Morgoth qui faisait toujours mine d’être un cadavre.
Morgoth repoussa la couverture et se redressa. L’aomen qu’il avait vu au campement des Conquérants n’était plus le même. Sa tête dégoulinait de sueur et sa chemise jaune trempée était collée à son corps.
Maintenant les mains libres, Kwo desserra les lacets qui fermaient le haut de sa chemise, espérant gagner en fraicheur. Finalement, la sensation d’être couvert d’eau le poussa à la retirer. Il entreprit d’abord de le faire seul et tenta de la glisser par-dessus la tête. S’y prenant mal, il resta la tête coincée à l’intérieur comme dans un sac. Morgoth le regarda un instant, amusé.
– Tu ne vois pas que j’ai besoin de ton aide !
Le komodor tira sur la chemise pour le sortir de son piège.
– Fais attention. Ne tire pas comme une brute. J’l’ai payée assez cher.
En dépit de la mise en garde de Kwo, la chemise craqua.
– Oh mince, j’t’avais pourtant dit de ne pas tirer comme un barbare.
Morgoth réussit à la lui enlever.
– Normal, c’est du chanvre. Tu l’aurais achetée en lin de Lirdréa, elle aurait tenu.
– Quoi ? C’est du chanvre de Tyoh, tissé à Daïkama. C’est solide, mais ce n’est pas fait pour tirer comme un mnoun.
Kwo regardait dépité le trou dans le dos de sa belle chemise jaune.
– C’n’est surement pas tissé à Daïkama. Encore un qui s’est fait avoir par un marchand de fripes d’Osestrah, insistait Morgoth en faisant non de la tête.
Il avait dit le mot qui fâche. En effet, Kwo l’avait bien achetée à Osestrah, juste avant le début des guerres fratricides. Kwo alla vers la fontaine et se débarbouilla le visage avec de l’eau fraiche.
– C’est tout, t’as déchiré ma belle chemise teintée jaune. Tu me dois soixante pérennes pour commencer !
– Soixante pérennes ! Alors là, je dis chapeau bas au roublard d’Osestrah. Vendre soixante pérennes un truc qu’il appelle chemise alors que ça n’en vaut même pas vingt.
Kwo commença à regarder en détail sa chemise.
– Tu crois vraiment qu’elle n’a pas été tissée à Daïkama ? lui demanda Kwo en quête d’une réponse sincère.
Le gros Morgoth attrapa la chemise avec sa grosse paluche et l’observa. Pour mieux voir, il cligna de l’œil gauche.
– Sûr, c’est un pur produit des manufactures d’enfants d’Osestrah. Tu t’es fait avoir, mon pauvre Kwo. Bon, en attendant, mets ça sur le dos, qu’on se mêle un peu plus à l’armée locale, lui dit Morgoth en tendant l’un des deux tabars rouges portant le symbole des tours jumelles de l’Empire.
Une fois enfilé, Kwo se mit à rire en regardant Morgoth.
– Quoi ? s’interrogea Morgoth en tentant de se regarder le corps.
– Ça ne me va pas ? ajouta-t-il avec le visage toujours plus interrogatif.
– Eh ben, c’est la première fois que je vois un zèlrayd avec un tabar impérial.
Morgoth fronça les sourcils et se força à réfléchir vite. Le voyant peiner à comprendre, Kwo ajouta :
– Morgoth, ça n’existe pas les mi-bêtes dans l’armée impériale. Des humains y en a, des aomens y en a, des thiasites y en a, mais des keymés, Y EN A PAS ! conclut Kwo avec les mains pour mieux implanter l’idée dans la tête du komodor, visiblement lent d’esprit.
Morgoth fit un signe d’assentiment de la tête. Il avait bien compris.
– Alors, on fait comment ?
Morgoth venait de s’en remettre à l’instinct de roublard dont Kwo débordait. Kwo regarda dans le charriot. Il y avait les deux armes.
– Bon, déjà, retire ce truc rouge. Moi, il faut que je le porte sinon on va se faire repérer avec des armes en main. En temps de guerre, seuls les soldats rouges ont le droit d’en porter. Et puis, tiens, amène tes deux mains, mets-les l’une contre l’autre, je vais te les attacher.
– Ah ouais, on va faire croire que j’suis prisonnier, comprenait Morgoth.
– En ce matin d’après la bataille, ça peut marcher.
Et Kwo commença à lui attacher brièvement les poignets avec sa chemise qu’il avait préalablement entortillée.
– C’est à peine assez grand. Allez, en la coinçant comme ça… Espérons que personne ne regarde ce qui tient tes poignets.
Tout cela aurait été une belle entourloupe s’il n’y avait pas eu, au pied de la fontaine, derrière la grille d’évacuation, un homme-rat caché dans les égouts, de la très grande cité d’Ildebée.