Le maillon du cadenas était si gros que les mâchoires de la pince en étaient complètement écartées. Néanmoins, Kwo força dessus de tous ses muscles.
– Hiiin, satané forgeron. Qu’est-ce que t’as mis là-dedans pour qu’il me résiste autant ?
Après un essai qui dura, l’aomen retira la pince dans l’espoir d’évaluer le temps qui restait au maillon pour céder. La pince avait mordu mais pas autant qu’il l’espérait. Kwo reposa les mains sur les genoux afin de reprendre son souffle. Il regarda les rayons lumineux de la lune blanche envahir le marché. À son zénith, la lune annonçait le milieu de la nuit. Cette quatrième et dernière nuit devait se solder par son évasion, ou demain, Korshac dépenserait trente galonds pour lui faire la peau. C’étaient ses propres mots, ceux-là mêmes qui se bousculaient dans sa tête depuis ces quatre trop longues journées où Kwo tremblait de voir la silhouette du Grand Blanc apparaitre dans le marché.
– Fort le fer ? Pour toi, trop fort ? questionna Yurlh qui ne l’entendait plus insister pour tenter de briser cette maudite fermeture.
– Tu crois être le seul à avoir des muscles, hein ? répondit Kwo en replaçant la pince sur l’entaille.
– Hiiin, hiiin…, Hiiin… Hum, mais en quoi c’est fait ? C’est de l’acier, ma parole. Ils gagnent tellement d’or en vendant des esclaves qu’ils peuvent se payer des cadenas en acier. Acier ou pas, j’vais te l’trancher en deux !
Kwo suait à grosses gouttes de forcer sur le maillon. Il y mettait tout son cœur. Yurlh, pour participer à l’effort, bandait ses muscles, même si ça lui faisait mal d’écraser les rivets carrés et pointus.
De toute la nuit, on entendit le fer grincer, travailler sous les assauts répétés des deux amis. Mais le cadenas laissa le temps à la lune de se loger tout à l’angle de la voute de fer, prête à disparaitre. C’était le dernier délai que Kwo s’était donné avant d’abandonner.
« Xyle m’a vraiment fait croire jusqu’au bout que je pourrais y arriver. »
– Yurlh… C’est trop dur…
Kwo s’était rassis sur le vieux banc de bois usé par les fesses des milliers d’esclaves qu’avaient vus passer ces cellules. Il regardait le ciel étoilé et pensait à tout ce qui lui restait à faire pour sortir d’ici. Et puis, il posa les yeux sur le barbare, celui qu’il considérait comme son frère. Les mots ne voulaient pas venir et pourtant, il fallait bien dire quelque chose.
– Encore une journée ? demanda Yurlh.
– Ça ne sera pas possible. J’ai tellement entaillé le maillon qu’il va le voir… répondit Kwo.
– C’est ce soir ou jamais, mon ami. Je dois partir ce soir…
L’orkaim ne semblait pas complètement comprendre ce que cela impliquait. Kwo se leva et alla jusqu’à l’embrasure de la porte de la cellule. Ici, Yurlh devait le voir car il était suffisamment éloigné de sa cage suspendue.
– Toi abandonnes moi ? demanda le barbare.
Kwo se retourna. Il tenait toujours la pince, et pour répondre, la leva en la faisant briller dans les rayons de lune.
– Je pars ce soir mais je reviendrai demain te sauver…, dit-il, en sachant, au fond de lui, qu’il serait impossible de revenir dans une telle forteresse.
Mais Kwo ne parvenait pas à lui avouer, qu’en effet, il l’abandonnait à son sort. Il tourna les talons et referma la porte, en prenant soin de ne pas la bloquer. Chaque geste, chaque choix était interminable, comme si sa conscience prenait le temps de tout mémoriser. Il entendait son ami renifler, ravaler les larmes qui lui coulaient jusqu’à la bouche.
– Grrrh… Grrrh.
Yurlh s’agitait dans sa cage, remuait d’énervement.
– Non… Non…
Il se débattait, espérant faire céder l’inébranlable prison. Et monta d’entre ses entrailles, une émotion impossible à taire. Kwo aussi se mit à pleurer. Ce n’était pas aussi simple de se séparer de Yurlh. Ils avaient tellement vécu d’aventures ensemble. Puis, il baissa la tête pour ne pas le voir, sans pouvoir fuir les sons qui sortaient de sa vaine tentative de briser les barreaux.
Yurlh se débattait à en faire vibrer la cellule tout entière. C’était le chant de la fin de toute liberté auquel Kwo, et quelques autres esclaves, assistaient. Devant la serrure de la porte qui devait lui ouvrir l’accès à l’estrade et à tout le marché, Kwo tira le crochet qu’il avait piqué à l’intérieur de sa chemise jaune. Les mains tremblantes, il l’enfonça et commença à l’ouvrir. Ses yeux ne voyaient que des choses troubles et seuls ses doigts sentaient le pêne bouger.
« Je reviendrai…, continuait-il de penser, pour supplanter les tremblements de terreur de rester seul qui venaient de submerger le barbare. »
La porte s’ouvrit, et en même temps, Yurlh cessa tout mouvement. L’un et l’autre acceptaient d’enfin se séparer. Maintenant, Kwo avançait d’un pas qui s’accélérait. Yurlh ne devait plus le voir. Il se faufila entre les étals du marché jusqu’à arriver proche des portes d’entrée. Elles étaient bien trop massives pour tenter de les ouvrir. Alors, il opta pour attendre que le lever du jour les ouvre toutes seules. Il se trouva un endroit caché, sous un étal d’esclavagiste. Des tissus tirés sur les tables en masquaient le dessous. C’était le lieu parfait pour patienter. Entre quelques caisses d’anneaux de fer et de ceintures de cuir, il s’assit, et ne put que se remettre à penser à son ami.
Le jour commençait à pointer sous les draperies usées et les portes n’allaient pas tarder à se faire entendre. Doucement, la lumière illumina sa cachette, commençant par ses sandales usées et la pince qu’il avait volée. Léchant la caisse, la lumière remonta jusqu’aux anneaux. Kwo qui les voyait toujours par le prisme de ses larmes se sécha les yeux avec sa manche. Et soudain, tout apparut à lui comme une évidence.
Il roula sur le côté pour sortir de dessous la table et se remit debout. Détalant comme un lapin sous les sifflets des quelques esclaves déjà réveillés, il retourna jusqu’à l’estrade. Là, il referma la porte du corridor qui devait le ramener jusqu’à sa cellule et claqua la grille derrière lui. Le pélican d’hier jacassa pour saluer son retour d’aujourd’hui.
Yurlh l’observa avec un sourire béat. Mais avant de lui répondre avec son visage tout aussi baigné de bonheur, Kwo tordit le crochet dans le trou de la serrure et se déshabilla de sa chemise.