Le passage secret nécessitait de la force pour s’ouvrir. Le bouton ne l’avait que débloqué. En poussant, les premières lumières révélèrent un petit couloir blanc vouté. Il n’était pas décoré sur les murs. En s’approchant du fond, la paroi qui le fermait était couverte des mêmes visages torturés. Mais le blanc n’avait ni la transparence ni la brillance nacrée de la jolie pierre du saint sépulcre. Il ressemblait plus à un plâtre dans lequel les visages déformés avaient été moulés plutôt que sculptés. En la touchant pour mieux se l’approprier, Tahiriana s’attendait à ce qu’elle puisse s’ouvrir, et c’était le cas. Inspirant fort, une façon de retenir sa crainte de réveiller, derrière, une créature endormie depuis la nuit des temps, elle poussa lentement la paroi.
La faible flamme du cierge souligna les contours d’une salle aux dimensions identiques à la précédente, où cinq trônes entouraient un bénitier usé. Usé, car toute la partie de son pied révélait le bois, sous le plâtre détaché par plaques. Mais dessus, au lieu d’être vide comme l’original, il était encombré d’une chose énorme. Elle avait la forme d’un œuf, mais pourvu d’une coque de peau desséchée, enserrant une ossature, semblable à une cage thoracique. De plus près, cela ressemblait à un ventre d’ogre, sans bras ni jambes et dépourvu de tête, seulement un ventre.
Quelle était donc cette abomination sortie des plus noires ténèbres ? Prise d’une profonde peur, Tahiriana désirait néanmoins en découvrir plus et continuait de s’approcher de la chose qui paraissait morte.
Un œuf ou un ventre oblong, protégé de côtes, qu’on aurait posé dans le bénitier, comme dans un coquetier géant pour qu’il tienne debout. Haut d’un mètre cinquante, il s’était ouvert en étoile, en son sommet, pour laisser sortir d’horribles pattes cartilagineuses. Les pattes d’une araignée géante et translucide, puisqu’en y regardant de plus près, on pouvait voir, qu’en leur intérieur, avait séché un dépôt noirâtre. Une araignée ne disposant que de cinq pattes, chacune partant de l’intérieur de l’œuf pour se déployer en une arche ignoble et s’étirer jusqu’à chacun des cinq trônes. Cinq trônes qui n’étaient que de pâles copies de ceux où siégeaient, de l’autre côté, les gardiens. Faits de bois, mais recouverts d’un plâtre qui s’effritait en tous sens, dévoré de lézardes béantes.
Et assis, dessus…
– Oh ! N’aurais-je pu jamais voir pareil carnage ?
Et dessus assises, cinq pauvres femmes, hurlant encore, mais n’émettant aucun son, dardaient leur ventre gris et déformé d’une grossesse délirante. Toutes les cinq, reposant leurs pieds sur le bénitier et écartant les jambes, avaient accueilli, dans leur nombril même, les terribles pattes qui les avaient transpercées, se frayant un mortel chemin.
Étaient-ce bien des pattes ou des cordons rigides qui auraient servi à se nourrir de l’intérieur des cinq victimes prêtes à enfanter ? Un profond dégoût gargouilla au fond du ventre de la prétorienne. Et, elle ne put s’empêcher de vomir sur le plancher ce cauchemar que venaient de boire ses yeux.
S’essuyant la bouche avec l’avant-bras de son corselet de toile, elle revint à l’assaut, affronter l’innommable, ici siégeant sur l’autel de la renaissance. Pour la première fois, elle touchait des yeux la quintessence du mal. À ce moment, son être grandit, comprenant quelle était la peur qui coulait dans les veines de Chèl Mosasteh. Cette peur dont elle avait tant ri, dont elle s’était tant moquée du haut de ses dix-sept sillons, sur la galère et jusque dans ses appartements. Ici, cette peur avait pris forme. Elle pouvait la toucher, mais y répugnait au plus haut point.
– Vous n’êtes qu’un abominable sorcier ! hurla-t-elle dans l’étroite salle remplie des restes desséchés du monstre.
Maintenant, le dégoût faisait place à la colère. Tournant autour de cette scène tirée des cauchemars du plus dérangé des fous, la rage montait et sortait en des vocables impossibles à contenir.
– Un seul empereur, un seul empire, afin qu’une seule frontière englobe les Trois, et enfante… cette chose… Qu’avez-vous fait ? Comment avez-vous pu ?
Elle observait avec horreur et compassion les cinq femmes qui avaient accouché ensemble de la Chose. Mais ce n’était pas des femmes, plutôt des prêtresses à en croire leur visage rongé par la maladie encore visible sur leur dépouille. Une lèpre qui avait boursoufflé leur peau en des squames épaisses, une lèpre qui s’était répandue sur tout le corps, sans pour autant les emporter dans la mort. Cela ne pouvait être que des prêtresses pour supporter, une vie entière, semblable souffrance. Quel dieu pouvait avoir une âme si noire pour laisser ses disciples souffrir de la sorte ? Quel dieu pouvait ainsi se repaitre de la douleur de ses adeptes ? Quel dieu, sinon un démon ?
Ses jambes, d’un coup, tressaillirent sous l’impossible conclusion. Tahiriana tomba à même le plancher de plâtre, soulevant par endroits des morceaux entiers de stuc qui se décollèrent. Tout juste dix-sept sillons et il fallait accepter cette quête d’une taille autrement plus grande qu’elle ne se l’était imaginée. De nervosité, elle se mit à pleurer. D’abord, les larmes coulèrent de ses yeux, sans rien maîtriser, puis son souffle s’accéléra en saccades incontrôlables.
– Pourquoi tu m’as choisie ? … Dreik… Pourquoi tu m’as choisie ?