Pour entrer dans le marché aux esclaves de Daïkama, il n’existait pas quatre façons, mais seulement deux. Une large double porte assez haute pour les palanquins des azyrs s’ouvrait sur la place de la fontaine aux cent dents. Ouverte de jour et fermée de nuit, c’était là le seul moyen pour les clients de venir y chercher compagnie. L’autre porte était seulement connue des esclavagistes et de leur infortunée marchandise. Elle était souterraine car dépendante d’un baraquement de gardes qui flanquait le mur opposé à celui percé par la porte d’entrée.
Tout ce dispositif était plus que nécessaire pour garantir la sécurité des denrées qui y étaient entreposées avant de trouver preneur. Au regard des hauts murs dénués de fenêtres, de l’extérieur, le marché aux esclaves faisait plus que penser à une prison. Dépassant les vingt mètres de haut, ils étaient rehaussés par des barreaux en fer fuyant vers l’intérieur des murs, à la manière d’un dôme.
Une fois traversé le couloir sombre de l’entrée, Korshac ne put que s’émerveiller, une fois encore, du travail titanesque pour construire cette cage géante à ciel ouvert. La lumière du plafond traversant les barreaux entrelacés, comme une jolie cage à oiseaux, le marché en était presque agréable. Il suffisait de n’avoir point de compassion pour les centaines d’êtres ici emprisonnés et la visite pesante devenait une promenade de curiosité. Korshac en convenait parfaitement.
Tout le pourtour des murs intérieurs était aménagé de cages, non munies de portes. Cela faisait office de vitrines pour découvrir toutes les créatures possibles, tant qu’elles étaient d’apparence humaine. Car ici, point d’animaux on ne vendait. Chaque marchand aménageait ses étals avec des étoffes, pour égayer de couleurs, l’endroit quelque peu sordide.
Korshac savait que le long des murs, dans les prisons réservées aux grands marchands, il trouverait le nombre de rameurs bon marché qu’il recherchait. Mais, ses yeux ne pouvaient qu’être attirés par les stands des autres plus modestes, formant des allées entourant le centre. Ainsi étaient étalés des outils de servitude et diverses spécialités culinaires pour se restaurer.
Çà et là, on pouvait aussi voir les plus belles créatures exposées dans des cages uniques, disposées sur piédestal ou suspendues à la manière de cages à oiseau. L’image de Kaïsha, ainsi mise en valeur, dans l’une de ces cages aux cuivres arrondis magnifiquement ouvragés, lui revint en mémoire.
Toutefois, l’habituelle clameur des échanges fructueux avait fait place à une tout autre sonorité, moins harmonieuse. En effet, les cages vides étaient bien plus nombreuses que les pleines. Et les négociations s’étaient tues au profit de visiteurs plus voyeurs que bavards. Ici aussi, Korshac sentait l’impact du blocus de l’Empire. Le marché aux esclaves n’en était pas exempt.
Avant de commencer une importante discussion avec l’un des vendeurs, il prit le temps de faire le tour du grand marché et principalement des prisons le long des murs qui s’étendaient sur quatre niveaux, dont trois étages. Au premier, la vue sur le centre du marché, où chacune des trois grandes maisons d’esclavagistes locaux vendait aux enchères sur l’estrade leur marchandise, restait étonnamment vide. Peut-être que le moment des négociations n’était point venu ? Pourtant, le capitaine se rappelait, qu’à toute heure, il les entendait clamer les vertus de leurs denrées enchaînées, pour faire monter les prix. Ne tenant plus, il se rapprocha d’un vendeur assis devant son étal qui comptait des cubes en bois.
– Pourquoi n’y a-t-il pas de vente sur l’estrade ? demanda Korshac dans un daïkan maîtrisé, mais à l’accent élinéen qui déplut de suite au thiasite à la peau tannée.
– Pas besoin. Les échanges se font dans les prisons. Plus assez de marchandise à offrir. Et tout ça, à cause de l’Empire.
Korshac opina du chef comme pour compatir à l’infortune du commerçant.
– Et si j’voulais acheter des bras pour mon navire, à combien me vendrais-tu la paire ?
– Oh là ! Tout dépend de combien tu en veux. Car comme j’t’ai dit, l’Empire me mange dans l’écuelle.
– Bah, pas moins de dix paires... amorça Korshac pour voir.
– Regarde les cages et vois si tu trouves ne serait-ce que trois hommes ?
Korshac jeta le coup d’œil, voyant que, sur les bancs de bois, seuls les chaînes et les bracelets ouverts, attendant poignets à cercler, gisaient.
– La poissecaille ! Y a pas grand-chose à s’mettre sous la dent. Et celui là-bas, tu m’le fais à combien ?
Avant de répondre, le vendeur se releva, histoire de se remettre en selle pour débuter les négociations.
– Douze. C’était l’prix avant qu’tes amis viennent chier dans nos eaux.
– Holà, holà ! J’t’arrête tout d’suite ! beugla Korshac tout en lui appliquant sur l’épaule son bras lourd de muscles, lui imposant de se rassoir.
– Déjà, c’est pas mes amis. J’suis d’ici et d’ailleurs, mais pas d’l’Empire. J’suis l’Grand Blanc, si tu m’connais pas déjà, tout en lui agitant son avant-bras tatoué d’une gueule de requin.
L’homme qui commençait à monter en nervosité se calma immédiatement, entendant le surnom qu’il venait de prononcer. Car le Grand Blanc était réputé ici aussi. Et quelques histoires de cadavres trouvés flottant dans le port, après le départ de sa galère, lui brillèrent en mémoire.
– Tu n’trouveras pas un homme avec des bras forts à moins de trente galonds, reprit le vendeur, cette fois avec beaucoup de respect dans la voix.
Devant la mauvaise nouvelle, Korshac se retourna pour s’accouder à la rambarde de fer circulaire du premier étage. Fixant l’estrade vide, où d’habitude la marchandise humaine était vendue à la criée, Korshac multiplia les paires de bras par le prix annoncé. La facture devenait un peu trop salée à son goût et avait des relents d’aomen voleur de sacoche. Avec seulement trois-cent-cinquante galonds, le Grand Blanc devait faire une croix sur plus de la moitié des dix-huit rameurs qu’il voulait acheter. Se passant la main sur sa face mal rasée, pour encaisser, un rayon de soleil indiqua le moment venu de regagner la Squale. Narwal avait surement trouvé soigneur.
Serrant de colère la rambarde, il était prêt à quitter les lieux quand, montant du fin fond des geôles du rez-de-chaussée, il entendit un moi faim familier. Alors, un sourire d’espoir éclaira son visage.