À distance, le devin débloqua la porte d’accès au vestibule et Khalaman put y pénétrer. Restait encore une dernière porte criblée de clous d’acier. Chèl Mosasteh ne tarda pas à l’ouvrir, n’obligeant nullement son éminence à se plier au jeu des mots de passe.
– Eh bien, quelle aventure pour vous trouver mon devin ! débuta l’empereur sans aucune marque d’irritation dans la voix.
C’était davantage une façon amusante de souhaiter les retrouvailles.
– Il est vrai que la tour céleste n’est point facile d’accès, mon empereur.
Après plus de deux cents jours passés à ne plus côtoyer le Magnus Kéol, Chèl Mosasteh avait repris ses habitudes d’avant son accession au titre de devin de l’Empire.
– Pas de ça entre nous. Voyons, mon ami. Laissons aux servants le privilège de nous flatter.
En retour, Chèl Mosasteh sourit et n’attendit pas de se faire prier pour aller se rassoir.
– Mon pied de bois me fait horriblement mal. Comme si le bois me faisait payer de ne plus profiter des embruns de l’océan.
Le Magnus Kéol se permit de le soutenir sous le bras pour qu’il s’asseye plus doucement dans son fauteuil, démontrant ainsi sa compassion.
– Changez-en. L’ébéniste sera ravi de vous en tailler un plus joli encore ! déclama le Magnus Kéol, fidèle à lui-même.
– C’est une idée que je vais adopter, une fois que la vigueur sera revenue dans mes jambes.
– Pardonnez-moi, par avance, pour ce dont je vais vous blâmer. Mais, qu’aviez-vous en tête pour venir, ici, vous percher ?
Chèl Mosasteh avait eu tout le temps de réfléchir, sur le bateau, aux explications qu’il allait donner à l’empereur quant au déménagement à entreprendre au palais dès son retour. Mais avant de les lui présenter, malheureusement Khalaman enchaîna.
– Avez-vous croisé un fantôme dans ce pays humide que sont les terres de Kisadyn ?
Le Magnus Kéol ne croyait pas si bien dire. Et, à ces quelques mots, ressurgirent les frayeurs vécues de l’assaut des assassins dans la tour du Saint Juste. Chèl Mosasteh ne put feindre autre expression que de pâlir. Et l’empereur fut lui aussi traversé par l’émotion habillant le visage de son vieil ami. Peu de choses pouvaient atteindre le Magnus Kéol, surtout depuis son avènement au rang de demi-dieu, puisqu’il était immortel. Mais la peur tirant les traits de Chèl Mosasteh l’obligea à s’assoir sur le fauteuil du lutrin où le livre de la Concession Divine était encore ouvert. Il posa sa main jeune et blanche sur celle, grise et fripée, du devin et ouvrit grand les yeux.
– Que s’est-il passé, mon ami ?
Même s’il avait eu cinq lunes blanches pour se préparer à cette rencontre, ses émotions venaient de le trahir. Il était clair qu’en aucun cas, l’empereur des neuf Cités Rouges ne devait apprendre la tentative d’assassinat qui avait eu lieu à Kisadyn. Cela pourrait être interprété, par Sa Majesté, comme un acte de guerre. Les conséquences en seraient dramatiques. Khalaman était prompt parfois à s’emporter dans des campagnes punitives, souvent de front, en dépit des longues nuits où Chèl Mosasteh tentait de lui apprendre comment gagner autrement que par la confrontation.
– Rien de grave… non rien.
– Mais, vous êtes blanc, comme si vous veniez de croiser Cybès elle-même. Allez-y, racontez ce que ces mécréants de Conquérants ont osé faire subir à mon plus éminent émissaire !
Sa voix s’élevait, piquée de vibrations qui trahissaient déjà sa colère montante.
– Rien qui ne doive déchaîner votre fureur.
Les yeux de Khalaman s’illuminèrent à ces mots. Et Chèl Mosasteh savait qu’il était déjà en train d’assaillir la sainte cathédrale, en pensées pour l’instant.
– C’est juste ce mot fantôme, associé à la douleur de mon pied, cela me rappelle trop le cauchemar que nous avons vécu sur l’île…
Le devin attendit que Khalaman ingurgite son mensonge, en regardant le pied qui n’était plus.
Le Magnus Kéol leva les yeux en l’air, se remémorant ses paroles, et lui reprit la main.
– Ô pardonnez-moi ! Mais dans votre état, je trouvais le choix de venir vivre ici peu judicieux.
– Ce n’est pas suite à ce voyage, mais plutôt à celui de l’île, qui m’a obligé à déplacer mes appartements jusqu’ici. Le pied que j’ai perdu là-bas rend l’ascension des escaliers délicate, même les promenades d’ailleurs. Aussi, d’être plus proche de mon observatoire rend mes journées moins pénibles.
Le Magnus Kéol acquiesça à cette demi-vérité et enchaîna de suite.
– Vous ne m’avez pas tout raconté de ce qu’il s’est passé sur l’île.
– Il est vrai. Mais, c’est encore douloureux pour en parler, dans mon esprit autant qu’au bout de ma jambe.
Chèl Mosasteh se réjouissait intérieurement d’avoir repris l’ascendant sur les pensées de l’empereur et put facilement continuer à tisser son mensonge, mêlé de fils de vérité.
L’empereur attendit un instant, comprit et accepta d’attendre un meilleur moment pour parler de la mésaventure sur l’île. Il n’est pas facile de mentir aux gens que vous côtoyez depuis longtemps. Chèl Mosasteh, bien qu’il pratiquait cette gymnastique aisément, se devait de dépeindre un tableau plus sombre que prévu.
– Je ne peux rien vous cacher, Khalaman. Si le Saint Juste a daigné me rencontrer, il n’a pas accédé à mes demandes dans leur globalité.
Chèl Mosasteh parlait d’une voix grave, d’un ton quelque peu déçu. Le Magnus Kéol accepta d’avoir vu juste, sans toutefois s’en réjouir, car les déceptions de son devin étaient aussi les siennes.
– J’ai fait 1386 lieues de mer pour ne revenir qu’avec une seule prétorienne et son canasson noir.
– Ces gens sont impossibles. On leur offre la paix et voyez comment ils vous remercient… Cela se serait différemment passé si cette vieille cathédrale se trouvait dans une cité voisine de mon Empire… Croyez-moi, souligna le Magnus Kéol en ouvrant grand ses yeux.
Mais apercevant, au détour de ses paroles de maître absolu, la mine renfrognée de son ami, il chercha aussitôt des mots pour lui remonter le moral.
– Alors, quel est donc l’heureux… heu, non, l’heureuse élue, destinée à me conseiller ?
Chèl Mosasteh feignit encore la déception.
– Comment s’appelle-t-elle ?
Le devin cligna des yeux et répondit.
– Tahiriana. Mais, elle est bien jeune et inexpérimentée pour prendre ma place. Je vais devoir consacrer de longues lunes à son apprentissage.
– De longs sillons, j’espère. Je suis loin d’être prêt à vous troquer contre une jeune prétorienne, compléta le Magnus Kéol, avec un sourire. Et quand daignerez-vous me la présenter ?
– Elle vient tout juste de quitter le palais écarlate pour rallier Ildebée. Je n’ai pas été averti de votre retour. Sinon, soyez certain que je l’aurais retenue.
– Soit, rien ne presse. J’ai l’éternité pour faire sa connaissance, si je puis dire, déclama avec facétie l’empereur.
En retour, Chèl Mosasteh sourit enfin. Et, à cette seule récompense, la journée de Khalaman Jugdar, Magnus Kéol de l’Empire des neuf Cités Rouges, était couronnée d’un arc-en-ciel. Et celle de Chèl Mosasteh aussi.