Ses yeux fixaient le parchemin toujours enroulé et dont les scellés étaient intacts. Il cligna des paupières et se concentra pour écrire.
Chère amie Larlh Vecnys,
Dans quatorze jours, cela fera sept lunes blanches que je n’ai pu vous écrire pour cause de distance. J’étais accaparé par un voyage fort lointain, en la capitale de Kisadyn. Et comme les océans semblent attachés à me faire payer mes voyages, le retour fut bien plus compliqué que l’aller.
Pour toujours me rappeler votre silhouette, à mon bon souvenir, j’avais avec moi emporté vos lettres que j’ai apprécié relire les longs jours en mer. J’ai eu le temps de prendre la mesure de vos inquiétudes. Surtout celles concernant les races présumées inférieures par l’Empire qui semblent, selon vos dires, traverser des lunes difficiles.
Chèl Mosasteh était assis devant un large bureau incliné en bois rare, observant les mots qu’il venait de coucher avec sa plume sur le parchemin étalé. Il réfléchissait aux mots justes, à ceux qui refléteraient au mieux les sentiments dont elle serait friande, sans pour autant trop en dévoiler.
Mais, cette laborieuse réflexion était perturbée par des pensées qu’il ne parvenait pas à mettre de côté. La jeune Tahiriana accaparait ses pensées. Il était en quelque sorte tombé sous son charme. Pas le charme de la séduction, mais plutôt celui de la fougue de la jeunesse. Et plus il pensait à elle, plus il s’inquiétait de l’envoyer à destination de ses noires investigations. Or, Dreik Varagone, le Saint Juste de la cathédrale de Kisadyn, l’avait décidé. Et si, lui, l’avait ainsi jeté entre les vieilles mains fripées et sans scrupules du devin des neuf Cités Rouges, c’était qu’elle devait en être capable.
Elle avait certainement du caractère. Car il lui avait fallu pas moins de dix jours pour daigner s’assoir à la table du capitaine Rulaskys et partager un repas avec eux, lors de cette traversée de retour. Et comme à chaque fois, la magie des voyages en mer rapproche les êtres, même ceux destinés à se détester longtemps, ils eurent 148 jours pour se découvrir. Certains diront à cause et d’autres grâce à une tempête essuyée au large des côtes d’Akaïr.
Aussi, Chèl Mosasteh s’était attaché à cette jeune prétorienne, au regard turquoise, animé du feu de la Vérité. Un regard qui lui rappelait, en des temps plus anciens, celui d’une autre prétorienne, chère à son cœur. Durant cette traversée, où le temps semblait suspendu, l’humanité pouvait reprendre place. Le devin se laissait volontiers bercer par des sentiments paternels. Le capitaine Rulaskys était devenu un membre de sa famille et, contre toute attente, Tahiriana aussi.
Mais rien ne devait le détourner de son objectif. Car le temps s’écoulait sans qu’on puisse obturer l’orifice de sa clepsydre géante. Ce temps qui était, depuis sa fuite en avant, devenu son ennemi. Alors qu’auparavant, il était son allié. De retour à terre, chaque moellon des murs du palais écarlate lui rappelait les raisons de sa présence en ce lieu. Ce pourquoi, il était devenu le devin de l’Empire des neuf Cités Rouges. Il reprit alors de se concentrer sur sa lettre.
Des lunes difficiles…
C’est donc pour moitié de cette dernière raison que je vous écris cette missive. Vous ne devez pas vous sentir en sécurité dans la cité d’Ildebée. Et, si éloignée de moi, je ne peux assoir mon autorité et vous témoigner la protection que vous espérez.
« Ma protection… J’ai beau être le devin impérial, je ne me suis jamais autant senti menacé. Tu n’as donc pas péri comme nous l’avions tous cru ? Et pourtant, je me souviens de cette porte qui roule et nous enferme comme si c’était hier. Elle s’est bien refermée sur toi, j’en ai été témoin… se répétait Chèl Mosasteh en observant le parchemin enroulé et non encore ouvert qu’il avait rapporté du tombeau de Nalfichnii. »
Il secoua la tête en regardant le fragment de pierre qu’il avait posé à côté, un fragment rougeoyant qui, à la lumière des bougies, semblait palpiter.
– Était-ce toi aussi, là-bas, caché parmi ces chasseurs de trésor ? Ce n’est pas possible, je les ai tous exterminés. Car sur l’île, ce n’était pas le fruit d’un tremblement de terre. L’as-tu exhumée avant… ou après ? Comment as-tu fait pour mémoriser tout ce livre et transmettre MON savoir ? Comment as-tu survécu à la porte ? Elle t’a ÉCRASÉ !!! cria le devin en l’accompagnant d’un coup de poing sur le bureau.
Sa main, de suite, lui renvoya la douleur de son erreur.
« J’y étais presque. Il suffisait qu’elle soit toujours enfermée pour qu’enfin je puisse finaliser mon œuvre… »
Cette colère, il l’avait contenue tout le voyage. Mais aujourd’hui, il ne tenait plus. La tentative d’assassinat à son égard, dans la cité de Kisadyn, n’était pas un hasard. Le traitre avait longtemps œuvré, plus longtemps que lui. Il savait où mèneraient ses pieds, ou plutôt son pied, car il n’en avait plus qu’un. L’autre lui rappelait son absence puisqu’il ne reposait plus sur la barre en dessous du bureau.
Vous témoigner la protection que vous espérez. Chèl Mosasteh relut sa dernière phrase et focalisa son attention en trempant la plume dans l’encrier.
Pour moitié, car pour l’autre, vous connaissez les maux dont souffre mon corps et que vos soins sont parvenus à ralentir. Alors, je vous propose de venir à moi. Nous partagerons nos affres physiques : moi, d’avoir un corps usé et vous, d’être parée de six bras.
Cette fin lui paraissait de circonstance, surtout qu’il n’avait jusqu’alors aucunement fait mention de son membre manquant. Qu’à cela ne tienne ! De toute façon, cette invocatrice de Chaèm était bien plus intéressée qu’elle ne le laissait croire. Alors, quel que soit son état, elle viendrait car c’était là son devoir. Il termina d’écrire quelques mots précisant le contenu de son envoi.
Je joins à ma lettre un sauf-conduit qui sera garant de votre protection et ouvrira toutes les barrières qui auraient pu se fermer à la vue de vos origines.
Croyez en mes sincères pensées.
Chèl Mosasteh, devin impérial de l’Empire des neuf Cités Rouges.
Ceci étant fait, il ne perdit pas de temps et transmit sa missive au messager qui attendait dans le vestibule.
– Hâtez-vous ! Elle est sur le départ.
Puis, il claudiqua jusqu’au bord de la fenêtre, d’une façon assez agile, et regarda au travers.
Elle était toujours affairée à préparer son beau cheval noir. Sa cape blanche de prétorienne de Kisadyn renvoyait les rayons du soleil, comme si elle était sa lumière dans ses ténèbres toujours plus denses. Il la regarda jusqu’à son départ, attendant patiemment l’instant. Car si elle montrait toujours sa haine envers son titre et son empire, elle était jeune et seule dans un monde nouveau. Alors, juste avant de se mettre en selle, elle leva la tête vers la fenêtre, comme si elle se savait observée. De là-haut, il comprit qu’il était pour elle quelqu’un d’autre que le devin impérial. Et quand elle disparut, par la double porte du palais, son cœur s’étreignit d’appréhension.