Et alors, qu’est-ce qu’il pouvait en avoir à faire de la richesse ? Lui qui commençait à entendre son ventre gargouiller. Yurlh bâilla une première, une seconde et enfin une troisième fois, avant d’être convaincu d’abandonner le sommeil réparateur pour partir en quête d’un bon repas. Lourd de son tas de muscles endormi, il se retourna, manquant d’écraser l’aomen allongé un peu trop près de lui.
Pourtant le soleil, déjà haut dans le ciel, avait séché leur corps couvert de vase craquelante. Quelle était la raison de le coller à ce point ? cherchait l’orkaim sans comprendre.
La main de Kwo pointant du doigt l’horizon, Yurlh machinalement la fixa puis focalisa la chose énorme qu’il ciblait. Le réveil qui s’éternisait fut immédiatement interrompu par un influx nerveux, le sommant de se contracter. Paré à bondir, la voix de Kwo calma ses ardeurs de combattant.
– Ne bouge pas. Je crois qu’il vient ici, comme nous... pour dormir, annonça Kwo, laissant présager dans son ton, une ruse tordue.
– Yurlh, cette bébête est gavée d’or. Elle a avalé la sacoche. Ce gros goinfre ! lui dit-il tout simplement.
Tout en continuant de lui expliquer ce qu’il projetait, Yurlh écoutait en remuant la tête de gauche à droite.
– Tu te jettes dessus, il va ouvrir la gueule. Et aussitôt, je lui fourre cette branche morte dans le gosier. Il la refermera pour la manger. Ensuite, ce sera une partie de plaisir de tirer sur la lanière pour en sortir la sacoche, expliqua Kwo avec le visage de l’imbécile qui se croit malin.
Même si l’idée aurait dû paraitre saugrenue à tout être sensé qui se respecte, même si l’orkaim, avant de l’écouter, pressentait qu’il allait lui dire un truc bête, le ton sûr de son ami Kwo eut raison de son instinct de rester éloigné du crocodile ventru. Et ce fut le : Dans l’eau, il est le chef, mais ici, c’est toi le roi, qui termina de le convaincre d’aller titiller le monstre.
D’abord sûr de lui, Yurlh commença à se lever, déjà prêt à en découdre. Mais une fois debout, observant la longueur du monstre, sa confiance s’ébranla assez pour ramasser une pierre perçant la vase, plus grosse que son poing.
Kwo, quant à lui, s’équipa de la belle branche de l’épaisseur d’un bras, plus légère qu’à son estimation première, et commença le contournement du mangeur d’or. À l’opposé, Yurlh faisait de même, tenant la pierre d’une main fermement entre ses doigts. La bête bougea pour monter un peu plus haut, là où la vase était plus chaude, sa panse tintant le chant de l’or, une fois encore.
Les deux détrousseurs se figèrent assez de temps pour que le monstre ferme les yeux. Heureusement pour eux, elle se savait maîtresse sur cet îlot. La longue tradition de Daïkama de les considérer comme des êtres divins, et ainsi les laisser en paix au sommet de la chaîne alimentaire, allait aujourd’hui démontrer ses raisons. Les impies glissaient leurs pieds dans la vase pour ne point éveiller les soupçons. De ses sept mètres de long et près d’une tonne, l’énorme crocodile ne manifestait toujours aucune crainte.
La distance entre lui et la cible semblait maintenant raisonnable. Yurlh s’arrêta, attendant, de Kwo, le signal. Si une petite voix dans sa tête commençait à lui dire de mettre fin à cette folie, la bouche pincée, quelque peu souriante du rusé aomen, son ami, balaya toute méfiance.
– Vas-y ! cria Kwo.
En même temps que Yurlh sautait sur le dos du bestiau, le reptile souleva, au cri de l’aomen, la membrane protectrice de son œil gauche. L’orkaim atterrit dessus, de ses cent-soixante kilos. Le crocodile ouvrit grand la gueule en se tordant comme un arc qu’on libère de sa corde bandée. Kwo, fermement décidé à récupérer la sacoche en cuir, avança la branche pour la jeter entre ses mâchoires. La gueule se referma violemment, plus vite encore qu’elle ne s’était ouverte, accompagnée du craquement du bois qui se brise. Le crocodile venait d’écraser la branche de bois mort aussi surement qu’on brise en deux une brindille.
Kwo tomba en arrière, surpris et déconfit d’avoir échoué. Mais, il en fallait plus pour convaincre l’aomen d’abandonner l’or qu’il considérait, depuis cette nuit, comme sa propriété.
– Tiens bon, Yurlh. Je vais trouver une autre branche... plus solide cette fois, dit-il en se remettant sur ses pieds.
À demi allongé sur le dos rugueux, bringuebalé par les soubresauts du monstre, Yurlh tenta un coup de roche sur l’arrière du crâne. Sa tête était tellement dure que la pierre rebondit, manquant de glisser de la main de l’orkaim.
À en croire les déconvenues du combat, les crocodiles étaient des adversaires à ne pas sous-estimer, en convenait Yurlh réitérant son assaut.
Kwo courait sur la plage envasée, dans l’espoir de trouver une autre branche, moins faible cette fois.
– J’arrive. Tiens bon, continuait-il de crier tout en cherchant.
La position allongée n’était pas la meilleure pour y mettre de la force. Mais, elle avait l’avantage d’assurer à l’orkaim de rester sur le dos du reptile et de facilement compenser toute tentative de le faire tomber. Yurlh frappa une troisième fois plus fort, puis une quatrième fois, si fort, que le petit rocher se disloqua sous ses doigts.
– Rha... camelote ! cria-t-il, en rappel d’un mot prononcé chaque jour à bord de la Squale par Narwal, pestant contre un ustensile de cuisine.
Le crocodile, vaincu de se défaire de sa grosse sangsue à tête d’orkaim, décida de retourner à l’eau.
– Fais vite, Kwo ! gueula Yurlh.
– Trouve un moyen. Fais quelque chose, je... j’arrive bientôt, répondit-il, avec dans les mots, l’effort qu’il produisait pour déloger la grosse branche ensevelie dans la vase.
Alors, Yurlh se jeta sur le côté pour quitter la carapace trop dure à blesser à coups d’ongles. La bête ne tenta pas de l’attraper. Elle continuait à fuir ce lieu peu propice au repos.
– Regarde. J’ai ce qu’il faut... hisse, poursuivit Kwo en tirant de toutes ses forces un demi-tronc qui avait dû être foudroyé pour tomber.
Voyant que son ami n’arriverait pas avant que la bête ne parvienne à s’enfuir, Yurlh alla sur l’arrière pour lui attraper la queue. Déjà lourde à soulever, il dut déployer toute sa hargne pour la tirer en arrière. Un orkaim trainant par la queue un crocodile de sept mètres de long n’était pas spectacle courant, songeait Kwo. Étrangement, la créature forçait juste sur ses pattes pour rejoindre le marécage, avec parfois quelques soubresauts de queue, espérant se délester de cet ennuyeux briseur de sieste. Mais, le barbare tenait bon et parvenait, non sans difficulté, à gagner du terrain.
Quand soudain le monstre, finalement excédé, se retourna de tout son long, dans un tête-à-queue surprenant. Yurlh tomba en arrière, tout en lâchant son fardeau et le vit, devant lui, ouvrir grand sa gueule. Le crocodile montrait maintenant qui était le maître. Et l’orkaim saisit parfaitement la démonstration de force. Il était clair que le monstre était maintenant réveillé et il valait mieux déguerpir. Le barbare recula en poussant sur ses jambes, convaincu de laisser tomber. Mais Kwo revint à l’assaut, avec un tel engouement de retrouver son or, qu’il céda.
– Hé ! regarde. Ça va faire l’affaire ! cria Kwo en trainant, avec difficulté, sa grosse prise.
Yurlh se leva et alla empoigner le demi-tronc. Étrangement pour Kwo, il devint aussi léger qu’un fétu de paille quand l’orkaim le souleva. Yurlh le retourna pour que la partie la plus large soit destinée à la mâchoire du reptile. Puis, il l’approcha du museau, et juste en le touchant, lui fit à nouveau ouvrir grand la gueule. Le crocodile en était encore à dissuader d’être ennuyé. Mais la limite à ne pas franchir ne tarderait pas à être dépassée. Aussi, le barbare fourra de suite le tronc fendu dedans, sans hésiter, puis le lâcha. La mâchoire s’abaissa comme un piège et se bloqua, un tiers ouverte, sur le tronc qui heureusement ne céda pas.
Yurlh, le cul dans la vase, et Kwo derrière, tous deux attendirent que lentement le soleil apaise le monstre de sang-froid.