Dans le ciel étoilé, siégeait en reine la lune rouge, annonciatrice de malheurs et de peines. Kwo, l’aomen au visage taillé dans la longueur, se frayait péniblement un passage dans les eaux embrumées et chaudes du marécage. Derrière s’éloignaient les râles des souffre-douleurs de Korshac et avec eux, la Squale. Dans son sillage, la galère avait fait du marais un cimetière, semant les morts par dizaines. Ne pouvant revêtir que l’habit du fossoyeur, Kwo repoussait les cadavres flottants.
Au fond de ses yeux brillait un point rouge qu’il visait, un espoir qu’il nourrissait. De l’eau jusqu’au cou, luttant pour avancer, son corps naturellement s’allongea pour nager. Ses traumatismes d’enfant firent place à la nécessité du moment, effaçant ses craintes de couler. Et toujours, le casque de son ami lui renvoyait la lumière lunaire, comme un espoir, cette nuit, de lui sauver la vie. Car d’ami, il n’avait véritablement eu que lui. Tous les autres, en échange, demandaient trop souvent de recevoir, avant de donner.
Pour l’orkaim, la question ne s’était même pas posée. Durant les deux sillons passés à ses côtés, Yurlh, toujours lui avait offert de ramer. Il est vrai que de la force, il en avait pour deux, le gaillard, pensait Kwo tout en esquissant un petit sourire. Très vite, le bon souvenir fut remplacé par un immense vide qui l’envahissait de l’intérieur. Car c’était bien lui, qui là, comme un animal noyé, flottait dos à l’air. À tous ceux à qui il avait donné sans rien demander, ils lui avaient pris en retour jusqu’à sa vie.
On ne gagne rien, mon fils, à être trop gentil. Kwo répétait un des adages de son père, tout en touchant Yurlh du bout des doigts. Quand bien même il aurait voulu lui sauver la vie, Kwo n’en aurait pas eu la force. À la lumière de la lune, le corps de l’orkaim luisait de la couleur de la mort. Une couleur que Kwo, sur les champs de bataille, avait déjà trop vue.
Voulant le retourner pour que son visage de barbare sorte de l’eau croupie dans laquelle il était plongé, il tenta d’abord de le pousser. Mais ni l’orkaim ni le sol du marais ne voulaient l’assister. On aurait dit qu’il restait là à bouder, dos à la lune qui l’avait, cette nuit, trahi. Car qui était-il d’autre qu’un Hurleur de l’Empire, un monstre de métal qui fauchait des vies, les nuits de pleine lune rouge ?
– Hein toi. Pour tout ce qu’il t’a honorée, salope, aide-moi ! cria Kwo à la lune sourde.
Il lui vint alors l’idée de se hisser dessus, de lui monter debout sur le dos. La carcasse du barbare était tellement large qu’elle aurait pu lui faire office de radeau. Mais, ce n’était point là le but. Kwo saisit le bras dans l’eau de son ami pour en user comme d’un levier.
– Qu’est-ce que t’es lourd ! Mais, y a pas idée d’avoir autant de muscles !
Avec beaucoup d’effort et d’équilibre, l’aomen leva le bras et tira dessus, tout en faisant contrepoids avec son propre corps. L’ingéniosité de Kwo, aidée de la loi d’Alchimède, eut l’effet escompté de retourner l’orkaim. Bien sûr, Kwo tomba à la renverse. Mais une fois ressorti à la surface, il cria sa victoire. La tête de son ami se trouvait enfin face au ciel.
Aussi grosse et lourde qu’elle était, Kwo parvint à la soulever pour lui parler.
– Allez, mon frère, respire... lui pria Kwo, toujours animé d’un immortel espoir.
– Reviens... Tu ne peux pas mourir... pas toi ! enragea Kwo de voir rester muette la bouche de son ami.
Il portait son casque de fer qui jusque-là avait été comme un phare dans l’immensité du marais. Mais les orifices des yeux et du nez avaient été bouchés par le limon, surement raclé lors de sa noyade, sous la galère de Korshac.
– Tu l’as tué. T’as fini par le tuer, raclure ! cria Kwo dans la direction du navire fuyant.
Ne pouvant à la fois lui sortir la tête hors de l’eau et nettoyer le casque, Kwo monta dessus, à la manière d’un cheval. Il était agile et se retrouva vite à califourchon sur le torse du barbare. La masse de l’aomen enfonça peu le corps étendu de Yurlh qui flottait encore.
Kwo se pencha par-dessus le casque et tenta de nettoyer les aérations du nez. S’énervant de ne pas y parvenir, il poussa afin de le lui enlever. Le casque, qui couvrait les yeux jusqu’au nez de l’orkaim, glissa et lui échappa des mains. Son reflet doucement s’éteignit, s’enfonçant dans l’épaisseur du marais. La tête de Yurlh, nue, flottait, quelque peu soutenue par la main de Kwo.
– Allez, reviens maintenant... C’est fini de faire semblant... se lamentait Kwo, pensant aux jeux d’enfants partagés sur la galère.
– Reviens ! J’attendrai pas aussi longtemps que dans les caves de Viirgore, lui confia-t-il, tout en essuyant l’eau coulant sur ses joues.
Mais le visage de l’orkaim restait inexpressif et à la fois portait sur lui les traits d’un être paisible. Kwo l’observait, cherchant un indice, un muscle qui trahirait cette mort qu’il pensait feinte.
– Pas toi... pas toi... continuait-il, tout en, lentement, s’effondrant de peine.
Enfin, le front de Kwo rencontra celui, plus large, de l’orkaim.
– Tu vas me manquer, grosse brute, termina Kwo de lui dire à l’oreille.
Il resta un instant sur lui, allongé, à fleur d’eau, voulant partager un dernier moment avec son ami. Et puis, ses tristes pensées firent place à d’autres, plus terre à terre. Il se souvint de la sacoche du capitaine qu’il avait emportée avec lui lors de son saut dans le marais. Elle devait l’attendre, pas loin, pleine de pièces toutes d’or vêtues.
– Je vais devoir te quitter. Je promets de penser à toi... chaque nuit de pleine lune rouge... mon ami.
Alors qu’il s’apprêtait à descendre de sa livide monture, ses sens l’alertèrent. Quelque chose venait de soulever ses fesses en bombant le torse de l’orkaim.