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La pleine lune rouge scintillait en petits points sur la surface opaque du marais. Au travers de son casque de fer, Yurlh cherchait à les attraper avec les yeux, seul jeu possible quand une corde vous cisaille l’épaule à tirer une charge trop lourde. Le sol mou n’en finissait pas de se dérober sous ses pieds, comme cherchant à l’aspirer.


Ici, Yurlh se sentait seul, même si trente autres de ses frères d’infortune l’accompagnaient dans cette difficile épreuve. Seul, car aucune paroi de bois n’enveloppait ni leurs cris étouffés d’effort ni l’odeur de la sueur. Alors, seule la vue permettait de se rassurer, de sentir à ses côtés une silhouette pour fouler, ensemble, l’étendue mystérieuse du marécage.


À deux ou à trois, ils tiraient sur l’une des douze cordes qu’avait disposées Narwal pour tracter la Squale. Yurlh était accompagné, juste derrière, par Kiarh, le taurus aux cornes pointues, dont les renâclements rythmaient la marche forcée. Mais, c’était trop peu pour combattre ce sinistre marais aux eaux encore chaudes.


La peur au ventre, Yurlh s’attachait à la corde, se disant que, tant qu’il la tiendrait, aucune créature tapie sous ces eaux sombres ne pourrait l’emporter. Car ici, même s’il se trouvait dans l’étendue sauvage du vaste monde, il demeurait néanmoins de nombreuses ressemblances avec les égouts oppressants d’Ildebée. La texture du sol, parfois l’odeur d’une bulle d’eau croupie, faisaient renaître la mémoire du monstre aux tentacules noirs qui avait tenté de l’emporter sous l’eau.


La corde de chanvre paraissait bien maigre face aux larges tentacules qu’il avait combattus. Et, si de si petits bains pouvaient abriter une aussi grosse créature, un marécage, qui s’étend à perte de vue, devait, sans aucun doute, être l’antre d’un monstre capable d’engloutir la galère entière. À cette inquiétante idée, Yurlh sombra un instant. Il serra alors plus fort encore la corde, comme pour se rattacher à la vie.


Et soudain, ses pensées furent très vite rejointes par la réalité. Non loin de lui, quelque part dans la pénombre, un galérien venait de crier :


– À l’aide… à l’aiide !


Un court instant, il s’immobilisa sur place pour essayer de localiser l’appel. Son instinct de guerrier éveilla ses sens. Il avait déjà vaincu pareille créature. Il était prêt à recommencer.


– Avance… Yurlh ! Avance ou tu vas t’enfoncer comme lui, venait de crier Kiarh qui ne pouvait se permettre de lui marcher dessus.


Yurlh resta un instant interloqué par la phrase de son partenaire de cordée. Puis, se sentant comme aspiré, il reprit de peur sa course. Le barbare comprit, par la difficulté de soutirer son pied droit de la boue, quel était ici le monstre tapi.


C’était le marais tout entier qui n’attendait qu’une faiblesse de l’un d’eux pour l’engouffrer sans dire mot, sans même grogner. Une émotion jusqu’alors inconnue s’instilla dans tout son corps par le biais de ses nerfs. C’était de la terreur. Car qui donc pouvait défier une telle menace ? Personne, pas même lui, le combattant qui avait lutté sur le champ de bataille, jusqu’à la fin des Hurleurs, jusqu’à même affronter le meneur des Conquérants, qui était descendu de son sorlh pour venir l’exécuter. Et même dans la mort, il l’avait vaincu. 


Mais ici, c’était un tout autre combat. Son adversaire n’avait ni bras ni membre, ne perdait ni sang ni humeur, ne criait ni d’effroi ni de douleur. Il était invincible et éternellement victorieux. Le maître en avait peur de perdre son navire. Résolu à vaincre cet adversaire terrible, Yurlh se cramponna à la corde et tira encore et encore. Il fallait tenir bon, garder un rythme qui assurerait de ne pas laisser de temps au marais de l’attraper.


La pleine lune rouge dessinait un arc de cercle dans le ciel étoilé, épuisant, de sa longue course, les forçats. Un à un, ils tombaient de fatigue, pour ensuite être happés par le vil marécage aux eaux noires. Au fil des disparus, la charge à trainer devenait plus lourde. Et, comme si le travail n’était pas à lui seul assez difficile, l’étendue d’eau morte ramollissait ses profondeurs pour rendre la marche plus hasardeuse encore. L’endurance des condamnés n’avait plus aucune incidence sur leur destinée. Il fallait maintenant être chanceux.


Quand Yurlh s’enfonça d’un coup pour avoir de l’eau jusqu’aux pectoraux, alors qu’il l’avait jusque-là au niveau de la taille, Kiarh s’écarta de suite. Terrorisé, Yurlh regardait, de son heaume inexpressif, Kiarh qui venait de lâcher la corde pour ne pas tomber dans le piège. 


Il ne disait rien, sidéré d’avoir si vite été appelé par la faucheuse. Après avoir entendu plus d’une dizaine de ses frères se faire engloutir par l’horrible marécage, son heure était venue. Étrangement, il semblait l’accepter, peut-être aussi écrasé d’épuisement. 


Kiarh, non plus, ne disait mot. Son souffle, il le réservait à récupérer le peu de force permettant de marcher jusqu’à une autre corde. Encore quelques secondes, il le regarda, voulant surement s’imprégner de l’image du compagnon qu’il avait été. Et, obligé de se défaire des boues qui l’appelaient à rester sur place, Kiarh tourna les talons, laissant l’orkaim à son triste sort.


Yurlh observait tout autour de lui le monde qui bientôt devrait s’éteindre à ses yeux. Finir dévoré par un marécage n’était pas ce qu’il s’était imaginé les longues journées assis, tirant sur les rames. Les batailles, les combats contre des créatures monstrueuses, lui réapparaissaient en mémoire. La fois où il avait roué de coups Baba Yorgos ou encore son réveil, hurlant dans le couloir sombre de l’île de Viirgore, allait lui manquer, pensait-il encore.


Mais quand vos forces vous abandonnent, quand le sol même se dérobe sous vos pieds, l’espoir que chaque jour anime votre vie doit céder place à la raison. Peut-être que le maître qui, jusqu’à maintenant, l’avait nourri trouverait encore le moyen de le sauver ? Yurlh pivota son tronc pour regarder en l’air s’il croisait le regard de Korshac. Et oui, il était là, au bout de son navire, comme une figure de proue rassurante, mais impassible. Néanmoins, le maître daignait le regarder disparaitre sous les eaux. Même s’il ne témoignait pas de regret, il le saluait une dernière fois des yeux.


Le marais semblait s’être repu des autres disparus, car sa descente dans ces eaux infernales se figea. Souriant de cet ultime répit, Yurlh attendit de son maître un geste, que quelqu’un tire sur la corde pour l’aider à sortir de ce bourbier. Mais, ni le maître, ni Kwo, ni personne ne devrait le hisser.


Enfin, apparut devant lui, autrement plus menaçante qu’elle l’était jusqu’alors, sa demeure. La galère qui l’avait, depuis près de deux sillons, abrité toutes ces journées et toutes ses nuits, bientôt l’écraserait. La galère à laquelle sa mère l’avait attaché pour mieux le protéger, disait-elle dans sa mémoire. Sa mère dont plus jamais il n’entendrait les paroles ni ne verrait les longs cheveux.


Même si elle flottait vers lui lentement, la Squale lui passa sur le corps, pour l’enfoncer sous l’eau, aussi surement que la main d’un géant.


Son instinct de survie lui fit inspirer ce qui devait être sa dernière bouchée d’air. Dans les ténèbres absolues, sous la coque du navire, avançant à la vitesse des captifs la tirant, Yurlh serrait encore fermement la corde, tel un cordon ombilical le rattachant à la vie. L’oxygène dans ses poumons alimenta son cerveau, le temps de lui rappeler le flot d’eau qui l’avait propulsé sur la toile d’araignée géante, les multiples yeux noirs, les pattes crochues aux poils brillants, les mandibules sombres et acérées et cette voix, cette petite voix à qui il avait promis de rester en vie, associée à ce sourire d’enfant, s’amusant de le voir souffler sur une mèche. 


On ne sait jamais à qui seront destinées, avant la mort, nos dernières pensées. Ce ne fut pas pour son maître, Korshac, qui chaque jour lui avait donné un repas. Ce ne fut pas pour Kwo, l’aomen, qui lui avait appris à parler la langue des peuples civilisés. Ce ne fut pas, non plus, pour sa mère qu’il avait suivi dans les égouts d’Ildebée. Ce fut pour Kaïsha, la femme-panthère, qui avait transformé ses coups de fouet en caresses enivrantes.


Les volutes anesthésiantes de la mort allaient emporter pour toujours l’enfant docile qu’il avait été. Sa grosse main d’orkaim relâcha la corde. Et, Yurlh fut apaisé d’entrevoir, une dernière fois, le sourire de Kaïsha.

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