À dix, ils tiraient pendant qu’à l’opposé, seule, elle poussait. La lune rouge transperçait, de ses rayons timides, les interstices de bois de la cabine. Korshac apporta une lanterne pour aider Kwo dans sa délicate tâche d’accompagner la souffrance de sa douce.
– Dehors !! Pas la peine de me regarder mourir ! lui lança-t-elle.
Le capitaine n’était plus le bienvenu dans sa propre cabine. Mais en réponse, il la contempla avec compassion. Le sang qui devrait maculer le plancher de taches indélébiles en était sans doute la raison. Mourir, elle n’en était pas encore là, à en croire les jurons qui sortaient toujours de sa bouche.
On a beau avoir quarante-sept sillons passés, il vous reste toujours des aventures à vivre. Et celle de voir son amour mettre un enfant au monde était tout aussi éprouvante que de livrer bataille contre une tempête en pleine mer. Les éléments sont comme une femme-panthère : chaotiques, sauvages et indomptables, se disait-il. Mais passé le déchaînement, vient toujours le calme du lendemain, tentait-il de se rassurer.
Heureusement, dans cette épreuve, il avait d’autres chats à fouetter. Korshac s’était fixé d’arriver coûte que coûte à Daïkama, et ce avant que le jour ne pointe. Quel qu’en soit le prix à payer, Daïkama était son but. Là-bas, des prêtresses seraient capables de la sauver.
Et le tribut allait être lourd. En envoyant les galériens dans le marécage, à tirer la Squale, nombre d’entre eux devraient s’y noyer. Korshac le savait bien. Les gens de mer sont de bons marins que parce qu’ils sont incapables de nager. La mer reste pour eux un éternel combat, une bête qu’ils tentent sans cesse de dominer, où, dans chaque tempête, ils risquent leur vie pour sauver le navire. Un homme à la mer est toujours un condamné.
Et c’étaient cette nuit trente d’entre eux qu’il avait envoyé tirer la galère, car dix ne suffisaient plus. Combien allaient se noyer ? Combien les sables du marécage pensaient-ils en engloutir ? Seuls les dieux le savaient. Et quoi qu’il en coûte, Korshac était prêt à payer.
Même Yurlh, il consentait à le donner aux sables. Yurlh dont Kaïsha s’était éprise pour lui ravir des regards, des attentions que, ce soir, plus que tout autre, il jalousait.
Peu importait la femme-araignée. Cette Larlh Vecnys pouvait bien brandir ses six bras de sorcière, Korshac n’en avait plus peur. Trop de lunes étaient passées sans qu’elle lui rappelle à qui il avait affaire. Et puis, qu’elle vienne, qu’elle nage jusqu’ici ! se disait-il. Mieux encore, le commanditaire, le soi-disant devin de l’Empire ! Korshac riait de cette menace. L’Empire, ceux-là même, sur leur galère, qu’il contournait actuellement, faisant fi du blocus. On ne l’appelait pas le Grand Blanc pour se faire mener par une araignée de ville. Il était Korshac et plus rien ni personne n’allait se mettre en travers de son chemin !
À la proue de la Squale, il observait le champ des trente esclaves qui tiraient pour extirper son vaisseau. La lune rouge brillait en surface sur les ondes molles du marais. Distinguant la silhouette de chacun des forçats, Korshac en vit un avalé par l’étendue insatiable et vorace. Les sables mouvants se goinfraient de ses hommes. Et, il veillait à toujours leur en livrer pour qu’avance la galère.
Scintillant comme une étoile écarlate, le heaume de l’orkaim renvoya les rayons lunaires, rappelant au capitaine sa position de meneur. Toujours en tête, comme quand il ramait, Yurlh menait la meute et donnait tout pour déplacer le navire de son maître. Korshac en connaissait parfaitement la position. Et c’est parce qu’il se savait le maître qu’il venait par là même de le condamner.
– Tu étais un bon garçon. Mais, tu aurais dû en rester un et pas devenir un homme… marmonna Korshac, l’écoutant râler à en perdre haleine.
« Tu aurais dû rester à ta place de rameur… au lieu de séduire ma Kaïsha, se remémora-t-il avec un amer goût dans la bouche. »
Depuis presque deux sillons qu’il le nourrissait à son bord, l’orkaim lui avait sauvé la vie maintes fois. Et Korshac, en ex-gladiateur, ne pouvait l’oublier. Mais, sa jalousie était désormais plus forte que son estime pour Yurlh.
– Enfin, tu mourras en héros, en la sauvant, même si tu l’ignores…
Les gargouillis des rameurs engloutis par les sables résonnaient étrangement avec les cris de Kaïsha qui luttait pour enfanter. Treize d’entre eux flottaient, dos à l’air, dans le sillage de la Squale, comme si elle les avait avalés pour les rejeter morts. Impatient et fébrile, à la fois, de bientôt le voir disparaitre, Korshac restait rivé à l’observer. Les cris de douleur de Kaïsha lui raidissaient l’échine alors que la mort des vrombissements d’effort de ses hommes lui glaçait les os. La Squale, maintenant, avait pris un peu plus d’élan et mangeait les esclaves, retenus par les boues devant le monstre insatiable.
Et enfin, arriva ce qu’il était ici à attendre depuis plusieurs heures. Surement éreinté d’avoir tracté la moitié de la nuit une charge inhumaine, l’orkaim fut, comme tant d’autres, incapable de tirer ses jambes de la boue collante du fond du marais. Korshac le regarda, avide de voir mourir son rival, mais malheureux de bientôt perdre un compagnon de fortune. Yurlh, épuisé, semblait attendre qu’enfin la Squale l’écrase. Il regardait égaré, tout autour, les autres rameurs le dépasser. Et, avant d’être terrassé par le vaisseau de son maître, il le fixa. Comme si, même devant la mort, il attendait son assentiment pour avoir le droit de s’éteindre.