Edgar était un amoureux des fleurs, il les aimait tant qu’il en avait fait son métier : pépiniériste. Ses préférées, celles qui d’après lui surpassaient toutes les autres, étaient les roses. Comme beaucoup, il rêvait de créer une rose unique, de choisir un nom pour SA rose. Mais il fallait faire preuve de patience, les greffes ne donnaient pas toujours le résultat espéré. Pour marier les couleurs, il pouvait se vanter d’être un spécialiste, mais pour le reste, il devait faire appel à sa sœur, car Edgar ne pouvait capter une particularité importante dans son métier.
Ce matin-là, Edgar entra dans sa serre pour voir l’évolution de ses protégées. Depuis la veille de nouveaux boutons avaient éclos, l’explosion de couleur lui fit plaisir. Il ne put s’empêcher de prendre une grande inspiration, espérant un miracle, mais quelle frustration ! Il soupira de dépit, car rien ne le fit frémir, rien ne le fit fermer les yeux de délectation. En effet, depuis un accident dans sa prime enfance, il souffrait d’anosmie. Combien de fois, il avait vu, avec une pointe de jalousie, ses clients, les membres de sa famille porter une rose à leur visage pour savourer un plaisir qui lui était interdit, dont il n’avait même pas le souvenir. Il aimerait tant, rien qu’une fois dans sa vie, découvrir ce pouvoir attractif des roses qui resterait à jamais un mystère pour lui. C’était sa plus grande frustration de ne pouvoir profiter pleinement de ses roses. Ces fleurs étaient réputées pour être particulièrement envoutantes pour les sens, mais cela lui était impossible. Pourtant, si une seule rose avait ce pouvoir, l’ouverture de sa serre devrait le transporter au paradis, mais comme d’habitude rien ne se produisit, le miracle n’avait pas eu lieu. Edgar poussa un soupir de dépit. Travailler avec ses merveilles et être privé de ce sens en particulier était rageant.
Après son habituel regret, il s’avança dans l’allée, plusieurs fleurs captèrent son attention. Tout d’abord, il fut attiré par un rouge éclatant, il s’approcha, il fit attention à ne pas se piquer les doigts sur ses nombreuses épines imposantes. Il toucha délicatement un pétale, celui-ci était très doux, mais il lui resta dans la main. Quel dommage, cette fleur était magnifique sur le rosier, mais semblait tellement fragile, elle ne pourrait pas tenir longtemps une fois coupée. Il reprit son trajet dans l'allée et s’arrêta auprès d’une magnifique rose blanche, immaculée, ses épines étaient moins nombreuses, il était plus aisé de l’attraper sans ressentir de douleur. Cette fois, les pétales paraissaient plus robustes, mais ils étaient moins doux que ceux de la rouge, mais tout de même agréables au toucher. Elle ne semblait nullement fragile, elle lui semblait très intéressante. Tout au bout de l’allée, il s’arrêta auprès d’une rose blanche avec un liseré fuchsia. Cette fleur captait la lumière avec une telle évidence. Elle était tout aussi épineuse que la rouge. Ses pétales étaient fins et délicats comme ceux de la rouge, mais solidement fixés comme ceux de la blanche. Il était en train de tomber sous le charme de cette fleur, il eut le réflexe de la porter à son visage bien qu’il sache que ce geste ne servait à rien.
Délicatement, il cueillit un exemplaire de chacune de ses découvertes du jour et alla les présenter à sa sœur, elle seule pourrait lui expliquer en quelques mots ce que son anosmie ne lui permettait pas de déceler. A trois reprises, il la vit reproduire ce geste dont il était jaloux. Il lui donna d’abord la rose rouge qu’elle l’éloigna assez vite d’elle.
— Cela pourrait être agréable, mais c’est fort, trop pour un bouquet en intérieur, c’est entêtant, et vite écœurant. J’aurais vite la migraine si j’en avais un bouquet sur la table du salon.
— De toute façon, elle est fragile et supporte mal d’être coupée, je la pense plus adaptée pour rester sur un rosier. Celle-ci, qu’en penses-tu ?
Edgar donna la rose blanche. Cette fois, la jeune femme avorta le geste, gardant la rose assez éloignée de son visage.
— Pouah, c’est épouvantable ! Elle a beau être superbe, personne n’en voudra, ni en bouquet, ni pour son jardin. C’est très fort, piquant, irritant. Franchement horrible.
— Ah ? s’étonna Edgar. Tu ne t’es jamais montrée si intransigeante.
— Car tu ne m’avais jamais proposé une telle agression, face à cette fleur ton handicap est un atout crois-moi.
Edgar passa la dernière fleur à sa sœur, contrairement aux précédentes, celle-ci resta proche du visage de la jeune fille. Mais elle n’avait pas l’air extatique. Non. Elle semblait perplexe.
— Alors là ! s’étonna-t-elle…
— Y’a un problème ? s’enquit Edgar anxieux.
— Pourtant ton mal n’est pas contagieux ! C’est incroyable ! Inconcevable ! Je comprends quelle frustration doit être la tienne au milieu de toutes ces merveilles sans pouvoir en profiter.
La jeune femme réitéra le geste, mais l’incompréhension se lisait toujours sur son visage.
— C’est fou ça ! C’est tellement subtil que je ne détecte rien, au moins, elle ne fera fuir personne. Peut-être que mes précédents tests ont altéré mes sens… Ou alors, tu as su créer ta rose parfaite.
— Ma rose parfaite ?
— Elle est magnifique, elle capte l’œil, elle est à la fois délicate et solide et… ne dégage rien, ainsi, tu n’es privé d’aucun aspect de ta fleur.