Ce n’est pas une journée particulièrement ensoleillée, ça non. Il y a quelques nuages. Bon, beaucoup de nuages, c’est vrai. Et un ciel gris. Gris tirant sur le noir, même. D’aucuns pourraient d’ailleurs la qualifier de déprimante. En fait, il pleut. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter, à en croire les prévisions. Deux semaines déjà que l’on ressasse le même refrain, entre deux bulletins sur les potentielles crues et leurs conséquences. Trois couplets sur le temps qui ne change pas, puis les météorologues s’éclipsent. Comme s’ils craignaient de devenir une cible pour une quelconque vindicte populaire, à la recherche d’un bouc émissaire à blâmer pour ce climat si inconstant. Ces considérations échappent totalement à Corentin, absorbé dans son livre. La pluie ne le rebute en rien, la grisaille qu’elle apporte repoussée avec vaillance par la lampe de salon trônant au côté de sa chaise. Tout en parcourant les pages, il écoute. Il se concentre à la fois sur le livre et sur le rythme des gouttes frappant les vitres. Non pas que ce soit quelque chose de particulièrement beau. D’entendre ce martèlement ténu tandis qu’il s’enfonce un peu plus dans cet ouvrage, qu’il avait au départ choisi presque au hasard, a quelque chose… d’apaisant. Une sorte de récital à un instrument, orchestre naturel qu’accompagne de temps en temps un éphémère et si vibrant coup de tonnerre. Ces moments, Corentin les ressent dans ses os. Peu de choses de plus que des grondements sourds, mais pour autant la clé d’une harmonie qui n’est pas immédiatement perceptible. Du même acabit qu’une grosse caisse dans un orchestre, qui pourrait passer pour du simple bruit sans intérêt si elle ne marquait pas la solennité du morceau qu’elle accompagne. De son poste de radio se font entendre piano et violons, tentant de compléter ce que joue la nature. Ce n’est que lorsque les deux s’entremêlent que le résultat est parfait. Ce que son imagination ne pouvait faire entièrement seule, la musique parvient à le réaliser. Sans bouger de son fauteuil, Corentin s’envole. Tandis que tombe la pluie et que les instruments accélèrent, il survole son monde intérieur, témoin invisible du temps qui passe au rythme du murmure de l’eau sur le verre. En dix minutes, il a mille ans. Arbres et montagnes naissent devant lui, puis s’affaissent en un battement de cœur, tandis qu’il continue d’exister.
Puis vient la fin de cet instant d’immortalité. Les dernières notes sont jouées, les instruments se taisent. Dehors, la pluie persiste, mais il ne s’en soucie pas. Ne s’en est jamais soucié. Corentin se lève, range son livre. Dans sa tête, la musique se poursuit. Alors qu’il s’apprête à sortir, une tache de couleur attire son regard. Un prospectus, ramené d’une de ses dernières pérégrinations. Une exposition, un lieu, un but. Un sentiment, la curiosité. A présent, il sait où aller.
Lorsqu’il y parvient, la pluie a fini de tomber. Bien que le soir approche à grands pas et que, tout autour de lui, les rues comme les échoppes se vident de passants, l’édifice reste encore ouvert, brillant de l’intérieur et projetant ses ombres sur les trottoirs à peine peuplés qui le longent. Une légère bruine a laissé place à la pluie rageuse qui tombait plus tôt. La capuche relevée, les gouttes dansant sur le haut de son crâne, il se dirige vers l’entrée. Les portes vitrées ne font pas de bruit lorsqu’il les pousse et pénètre à l’intérieur, la chaleur de l’endroit venant le frapper rapidement au visage tandis qu’il rabaisse sa capuche et se débarrasse de son manteau. D’un comptoir à sa gauche, un employé s’enquiert de ce qu’il souhaite visiter, ce à quoi il répond en tendant le prospectus. Le temps pour un ticket de changer de mains et le voilà en route vers l’aile correspondante du musée.
La lumière ambiante passe au fur et à mesure de ses pas de cet équilibre entre blanc et jaune caractéristique de la lumière électrique à un bleu de plus en plus foncé. Lorsqu’Corentin jette un œil autour de lui, un encart éclairé de l’intérieur attire son regard, désignant l’endroit comme La salle océane. En parcourir les quelques vitrines ne lui prend pas plus de quelques minutes, sans rien trouver de spécialement intéressant, à part quelques informations sur des spécimens rares de faune ou de flore maritime dont il ignorait jusqu’alors l’existence. Tandis qu’il s’apprête à poursuivre son chemin, une sorte de gémissement se fait entendre. Long, sans être lancinant, et suivi par une nouvelle plainte, plus basse, avant que l’aigu ne revienne de nouveau. Corentin n’arrive pas à en déterminer la provenance, tout en sachant pourtant qu’il la connaît. Puis, soudainement, d’autres de ces voix viennent se mêler à la première, formant toutes ensemble un canon étrange. Un rapide tour de la salle lui permet d’apercevoir, dans un renfoncement, une porte vers un espace auxiliaire, d’où semble s’échapper cette musique si bizarre.
En sus de la pénombre, c’est le vide qui l’accueille lorsqu’il rentre dans la salle, mis à part un écran sur lequel est projetée une vidéo d’un fond marin. Vidéo qui ne semble pas attirer grand monde, puisque les quelques chaises parsemant l’endroit n’accueillent aucun spectateur. Aucun à l’exception d’une silhouette, que Corentin distingue à peine tant ses yeux ne sont pas encore accoutumés à l’obscurité. Le temps qu’il trouve un endroit adéquat où s’assoir et la vidéo a repris depuis le début. De nouveau retentit à l’écran ces sons si étranges qu’il a entendus avant d’entrer. Cette fois, cependant, l’image est là pour lui apporter son aide. Sur le bleu profond de l’océan se détache une forme longiligne, fuselée. Une bête énorme, qui nage paisiblement. Une baleine. En train de chanter. C’est elle qui produit ces trémolos, bientôt rejointe par des congénères qui joignent leur voix, si on peut l’appeler ainsi, à la sienne. Le titre du court-métrage vient se poser sur l’écran, désignant ce dernier comme « La symphonie des baleines ». Le jeune homme ne peut s’empêcher de sursauter en voyant ce titre.
Une symphonie ? Comment était-il seulement possible de qualifier ainsi cet amas discordant de notes, cette chose quasiment sans harmonie ? Une telle chose supposait pour lui une certaine majesté et, pour impressionnantes que les exécutantes soient, leur performance était plus proche d’agresser son oreille que de le mettre aussi à l’aise que ce que joueraient des musiciens humains. Il n’arrivait pas à ressentir cette impression triomphante qu’aurait pu dégager un trio de violonistes, ni même l’émotion induite par un morceau de piano, pas plus que le choc laissé par un tambour ou une grosse caisse. C’était étrange de penser ainsi, mais ce qu’on lui présentait ici ne semblait tout simplement pas convenir au mot auquel c’était rapporté. La seule émotion qu’il ressentait se rapprochait plus du malaise que d’autre chose. Au-delà de l’émotion, il n’y avait dans cette œuvre, même si le mot ne convenait pas entièrement pour la qualifier, une absence de variété flagrante, qui l’empêchait de l’apprécier pleinement, s’il y avait toutefois eu lieu à une appréciation dans un premier temps. D’une manière générale associer les animaux à de la musique, concept foncièrement humain, lui semblait, sans être absurde, un peu trop exagéré. Qu’une certaine beauté se dégageât de la trille d’un rouge-gorge était difficilement réfutable, mais ce ne pouvait en rien être comparé à ce que pouvait produire un véritable instrument, ou bien un groupe de ces derniers, voire même la pluie qu’il écoutait tout à l’heure. Ce qu’ils faisaient n’était pas de la musique, mais quelque chose de très légèrement supérieur à du simple bruit. N’était-ce pas pour cela qu’il était question de cris, lorsque les voix de la faune étaient évoquées ? Seule la baleine, et quelques oiseaux, avaient été jugés aptes à chanter, mais, dans le cas présent, ce n’était, à ses oreilles, pas plus un chant qu’une symphonie.
Alors qu’il s’apprête à quitter la pièce, une voix l’interpelle. Celle de la personne assise plus loin. Il se lève, se rapproche d’elle. A la lumière du projecteur, Corentin aperçoit une femme d’environ soixante ans, les cheveux châtains commençant à tirer par endroits sur le gris, noués en chignon serré mais les yeux toujours vifs, protégés par une paire de lunettes à monture rectangulaire, sans cadre. Son regard est pour l’instant fixés sur Corentin et ne semble pas vouloir le lâcher.
- Jeune homme ! réitère-t-elle.
Lorsqu’il arrive à son niveau, son interlocutrice lui fait signe de s’asseoir à ses côtés puis se tourne vers lui.
- Vous n’avez pas l’air d’apprécier ce morceau, commence-t-elle.
- Comment le voyez-vous ? ne peut s’empêcher de demander Corentin.
- Oh, vous savez, à mon âge, je n’ai pas besoin d’une lumière éclatante pour remarquer ces choses-là. Je vous ai vu entrer ici et vous aviez l’air bien circonspect. Ensuite, j’ai remarqué votre mouvement de surprise lorsque cette œuvre a commencé.
- Excusez-moi madame, l’interrompt le jeune homme, mais pourquoi qualifier ceci d’œuvre ? Ou de musique ?
- Quel âge avez-vous, jeune homme ? demande la femme, qui ne l’a apparemment pas entendu.
- Vingt-trois ans, répond-il.
- Et à cet âge, vous vous permettez déjà d’émettre des jugements sur des choses que vous connaissez à peine ? Vous n’étiez pas né que j’exerçais déjà mon métier depuis un peu moins de deux décennies. Vous êtes bien présomptueux, mon jeune ami.
- Et quel est votre métier, madame ?
- Je suis, ou plutôt j’étais exploratrice océanographique. J’ai parcouru les mers à la recherche de spécimens tels que ceux-ci, fait-elle en désignant l’écran. J’ai dédié quarante années de ma vie à ces bêtes magnifiques. Et à leurs chants justement. C’est pour cela, jeune homme, que j’en parle comme d’une œuvre. Voyez-vous, je me targue d’avoir l’oreille musicale. Il m’arrive même de composer mes propres mélodies, lorsque j’en ai l’occasion. Ce ne sont que de petits morceaux sans prétention, bien sûr, mais j’en ai fait assez pour pouvoir reconnaître une certaine harmonie là où d’autres ne la verrait pas.
- Mais… commence-t-il.
- Que savez-vous des baleines, jeune homme ?
- Je vous demande pardon ?
- Vous m’avez bien comprise. Que savez-vous des baleines ?
- A vrai dire… Pas grand-chose.
- Venez avec moi, jeune homme.
- Pardon ?
- Êtes-vous pressé ? Avez-vous une urgence ?
- Non, mais…
- Venez avec moi, je vais vous expliquer. Mieux que ça, je vais vous montrer.
Devant l’insistance de son interlocutrice, il n’a d’autres choix que de la suivre. En fait, c’est presque elle qui le traîne vers la sortie, marchant d’un pas alerte, s’appuyant sur sa canne d’une main et lui enserrant le poignet de l’autre. Ensemble, ils sortent de la salle annexe puis se dirigent vers la sortie du musée. Lorsqu’ils sont dehors, le soir commence à tomber et l’obscurité qui s’installe n’est tenue en respect que par une rangée de lampadaires, faisant front de leurs silhouettes métalliques face aux ombres qui s’allongent. La vieille dame lui lâche enfin le poignet, puis, lui faisant signe de la suivre, s’engage dans une rue adjacente. Une dizaine de minutes plus tard, ils sont chez elle. L’appartement, sans être immense, est tout de même suffisamment spacieux pour que le salon puisse accueillir, en plus des deux chaises et de la table à laquelle ils sont assis, une palanquée d’étagères diverses, pour la plupart remplies de livres dont Corentin n’a pas le temps de lire l’intégralité des titres. Si son hôte remarque sa curiosité, elle n’en fait rien savoir.
- Bien, fait-elle. Reprenons. Que savez-vous des baleines, jeune homme ?
- Peu de choses, madame.
- Appelez-moi Pascale. Je sais que c’est inhabituel, fait-elle en balayant ses protestations avant qu’il ne les formule, mais je sens que nous allons nous voir fréquemment dans les prochains jours pour compenser vos lacunes, autant poser les bases dès à présent. Et vous êtes ?
- Corentin.
- Bien. Enchantée, Corentin. Donc, vous vous permettez de porter un jugement sur une chose que vous ne connaissez pas.
- Peu.
- Pas, insiste-t-elle. Si vous ne pouvez que me dire que ce sont des mammifères et non des poissons, je présume que vous ne connaissez rien au sujet. C’est présomptueux, mais j’ai l’âge pour l’être, vous ne pensez pas ?
Devant son absence de réponse, elle poursuit.
- Les baleines donc. Vous me dites que leur chant n’est pas une œuvre, qu’elle ne peut pas être qualifiée ainsi. Quels sont vos arguments pour étayer cette affirmation ?
- Ce n’est pas harmonieux, commence-t-il. Mais il n’a pas le temps de continuer que déjà elle le coupe.
- Qu’est-ce que l’harmonie, jeune homme ?
- Je ne sais pas.
- Et vous portez tout de même un jugement. Vous n’avez pas la moindre idée ?
- Quelque chose d’agréable à l’oreille, qui sonne bien ?
- Qui sonne bien, répète-t-elle. Et en quoi ce qu’elles chantent ne sonne pas bien, comme vous le dites ?
- Je…
- Vous ne savez pas, je m’en doute. Laissez-moi vous expliquer quelque chose que vous semblez avoir oublié. Le chant, la musique, telle que vous la connaissez, est faite à l’air libre. Il n’y a donc que peu, ou pas, de différence entre ce qui est joué et ce que vous entendez. Mais lorsqu’il est question de ces animaux qui, comme vous le dites, manquent d’harmonie, vous oubliez un détail. L’eau. Dans l’eau, dans les profondeurs, le son se propage moins bien. Je ne vais pas vous préciser la chose, ni vous ni moi ne sommes là pour ça. Mais c’est à cause de ce détail, justement, que les seuls sons qui peuvent être entendus ne sont que les aigus ou les graves. Pour toutes les situations, dans n’importe quel cas. Lorsque votre seul moyen de communication est par ce genre de signaux, que le reste vous est non seulement inconnu mais impossible à mettre en œuvre, ne pensez-vous pas qu’il soit nécessaire de revoir vos normes en matière de musique ? De ce qui est ou n’est pas, selon vos mots, une œuvre ? Ces animaux peuvent émettre des modulations qui nous sont, pour la plupart, inaccessibles. A travers, elles nous racontent une histoire. Comme toutes les musiques, n’est-ce pas ? Mais pensez-y un instant. Avez-vous seulement déjà vu les fonds marins ? Savez-vous réellement ce qui s’y déroule ? C’est grâce à elles que vous pouvez espérer le savoir. C’est grâce à leur chant, car c’en est un, je vous prie de le croire, que vous pouvez vous faire une idée de ce que vous ne pourriez normalement même pas commencer à appréhender. Lorsque se faire entendre, se faire comprendre devient difficile, les notions d’harmonie et de discordance sont déformées, saisissez-le. Lorsque vous aurez intégré cela, alors seulement vous pourrez vous permettre de juger ceux qui en sont à l’origine comme n’étant pas dignes d’une symphonie, souvenez-vous-en.
Indéniablement, il y a de quoi réfléchir, et Corentin a beau chercher, il ne trouve pas de quoi infirmer ce qui vient de lui être expliqué. Est-ce simplement un problème d’ouverture d’esprit ? Est-il encore si étriqué qu’il se pense ouvert, alors qu’il ne l’est, comme vient de lui être expliqué, que pour ce qu’il comprend et non ce qu’il découvre ? Lorsqu’il lui confie son problème, Pascale se contente de sourire.
- Vous commencez à saisir, c’est une première étape. A vous d’apprendre à marcher tout seul, maintenant. Tenez, vous aurez plus de facilité si je vous donne ceci..
Tout en parlant, elle se lève, se dirige vers une des nombreuses étagères et en retire une pochette semblable à toutes les autres, bordée d’un bleu qui n’est pas sans rappeler celui de la vidéo du musée.
- Vous saurez rentrer chez vous, j’espère ? Sans attendre, elle poursuit. Bonne soirée, jeune homme, et n’hésitez pas à revenir me voir lorsque vous aurez compris ce que je voulais vous dire.
Corentin est rentré chez lui. Dehors, le ciel est noir. Ce n’est pas une nuit particulièrement belle, non. Il y a des nuages. Mais aussi quelques étoiles. Alors que la première piste commence à jouer, il se replonge dans son livre, sa lampe de chevet montant la garde comme à l’accoutumée. Il ne se sent pas s’endormir, n’entend pas la musique continuer à jouer. Mais cette nuit, il la passe sur un océan, tandis qu’en arrière-plan les baleines continuent de chanter.