C’était le 20 septembre. Lely avait franchi le seuil de cette maison qui serait à présent la sienne. Elle s’était arrêtée sur le pas de la porte, les mains tremblantes, le coeur battant. Le visage grave, les joues encore marquées des sillons de ses larmes dans la poussière des bombes, son visage n’avait pas d’âge. Trop jeune pour avoir vécu tout ça, trop usée pour croire encore aux contes de fées. Ses vêtements trop grands et trop blancs reposaient sur ses épaules frêles, enveloppant son corps menu d’une fragile protection. Elle courbait le dos comme pour se protéger de l’inconnu, où bien peut-être les années passées dans ce monde pesaient-elle déjà trop lourd pour elle.
Ses yeux parcouraient la pièce qui se trouvait devant elle, notant les moindres détails, et chaque fragment de cette maison étrangère la heurtait, rappelait par son absence ce qu’elle laissait derrière elle. C’était son grand frère qui l’avait envoyée là. Ce frère qu’elle avait tant admiré, à qui elle avait voulu ressembler. Ce frère qui à présent l’avait trahie, qui lui avait tout fait quitter. La ville qui l’avaient vue grandir, ces rues qui l’avait vue chuter et chaque fois se relever, sa maison qui avait accueilli ses confidences et son enfance.
L’homme qui l’avait accueillie aujourd’hui était revenu dans la pièce. Elle évitait son regard, ce regard qui lui donnait envie de fuir, de rentrer chez elle se blottir contre Zeki son chien à elle. Ici aussi il y avait un chien, ce chien trop propre, trop docile qui restait dans la maison sans broncher.
Le regard de l’homme devant elle ne la lâchait pas, elle gardait la tête basse, mais ses yeux l’observaient à la dérobée. Elle l’avait mille fois détaillé déjà. Yeux clairs, teint basané, ridules naissantes. Il ressemblait à son père. Même démarche, même regard.
- Ça te plait ici ?
Sa voix dissipait aussitôt l’illusion. Plus grave, prononciation soignée.
Non. Elle aurait voulu le crier, lui hurler à la figure. Pourtant elle en était incapable. Elle restait là, figée, tremblante, suffocante, tête baissée. Prête à foncer ou à renoncer, elle ne savait pas très bien.
- Suis-moi.
Elle le suivit. Ses pas la portèrent un peu plus profondément dans cet enfer, l’air lui manquait mais le temps ne s’arrêtait pas, continuant inlassablement sa course qui l’éloignait chaque seconde un peu plus de tout ce qu’elle connaissait. Un escalier, un couloir, une chambre. Elle était seule à présent.
La commode était simple et pourtant c’était plus que ce qu’elle avait eu jusque là. Machinalement, elle avait ouvert les tiroirs. Certains étaient remplis, d'autres vides. Elle avait posé son sac à dos, pris ses quelques affaires et les avait placées dans un coin de tiroir. Ses gestes étaient brusques et maladroits.
Elle s’était redressée, avait observé la chambre. Plus grande que la pièce principale de sa maison.
Les murs la regardaient, le silence l’oppressait. Elle avait écouté autour d’elle, fermé les yeux dans une prière muette. Le miracle ne s’était pas accompli. Elle n’avait pas bougé lorsque ses paupières s’étaient soulevées. Les minutes passaient et elle sentait l’espoir s’enfuir loin d’elle, sans avoir même la force de le retenir. L’espoir ne l’avait jamais quitté : espoir de voir la guerre s’arrêter, que les bombes n’occultent plus le soleil de leur nuage de poussière, espoir que sa mère survive, espoir d’apprendre jour et nuit, d’exister. Espoir d’un futur.
Alors qu’elle avait passé la porte de cette maison, elle avait balayé ses rêves et brisé son espoir. Plus de futur à présent, dans cette maison qui l’oppressait, le fantôme des années à venir hantant chacune de ses pensées.
Les couleurs ici étaient différentes, les murs étrangers, le sol n’était pas le sien, et elle qui voulait partir loin, quitter les bombes d’Alep et voir le monde, elle aurait tout donné à présent pour revenir chez elle, aurait piétiné sans vergogne ses rêves de voyages et d’aventures.
Alors que la porte s’était ouverte derrière elle, elle avait repris conscience de la réalité. Combien de temps avait passé ? La nuit était tombée, plus sombre encore que toutes ses craintes ; elle avait glissé un oeil vers lui, cet homme qui partagerait sa vie désormais, et tandis qu’il se déshabillait pour rejoindre le lit conjugal, une larme avait coulé sur sa joue d’enfant.