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Notes :

Bonjour à tous !

Voici ma participation hors concours à mon propre concours. Je rappelle les contraintes :

-Il faut que ça parle d'art.

- Le thème, le titre et l'illustration doivent être une affiche ou une couverture d'album, choisie ou imposée.

- Entre 2000 et 8000 mots

- 300 mots doivent être consacrés aux sentiments du personnage face à une oeuvre d'art.

- Une scène doit se passer la nuit

- Une scène doit se passer dans un lieu où l'on expose des oeuvres d'art.

- Le texte doit faire intervenir un spécialiste qui fait découvrir une forme d'art à un néophyte.

- Le texte doit insister sur l'aspect magique de l'oeuvre.

 

Voilà donc ma participation, avec un dialogue philosophico-poético-capillotracté entre un homme en plein chagrin d'amour et un SDF. Oui. Donc c'est chelou et un peu hermétique, j'espère que ça parlera quand même aux gens.

Toutes les contraintes sont remplies même si c'est un HC. Les passages en italiques sont extraits du Cahier d'un retour au pays natal de Césaire, un long poème absolument sublime que je vous conseille vivement.

Mon texte a été grandement influencé par ma lecture de Dans la solitude des champs de coton de Koltès, j'espère que ça ne s'en ressent pas trop.

 

Bonne lecture !

 

 

L’HOMME : Voilà pourquoi ma vie n’a aucun sens. Parce que la femme que j’aimais s’est enfuie avec un autre, parce que je n’ai pas su la retenir, parce qu’elle n’a pas su rester. Vous restez silencieux. Vous ne réagissez pas. Mais de toute manière, vous vous en moquez. De toute manière ça vous passe là, à vous. De toute manière, vous qui vivez sous les ponts, vous dont le quotidien n’a que la saveur de la répétition des douleurs, qu’est-ce que mes histoires pourraient bien vous faire ? La nuit qui luit est votre ennemie, jamais elle n’abrite la douceur de vos amours. Vous ne savez rien de l’amour. De cet amour que j’ai perdu. De cet amour dont vous n’avez que faire. Vous ne percevez sans doute pas la beauté des étoiles. Je suis sûr que vous ne vous plaignez que du froid. Vous ne voyez pas, vous ne voyez pas…

 

LE VAGABOND : Qu’en savez-vous, vous qui ne me parlez que parce que vous n’avez pas trouvé d’autre oreille pour recevoir vos plaintes ? Vous qui ne connaissez rien du monde parce que vous le fuyez dans le confort de vos refuges, vous qui dormez chaque nuit sous un bouclier d’édredons, vous qui avez partagé chaque seconde avec une personne dont vous n’acceptez malgré tout pas les choix ? Que savez-vous de ce que je vois ? Que savez-vous… Vous ne savez rien. Ni de moi, ni de votre amante, ni de la beauté du monde. Ne me parlez pas d’étoiles, je vous prie. Je les ai plus chantées que qui que ce soit, j’ai plus admiré leur éclat que tout ceux de votre classe, car lorsque je me réveille la nuit, ce n’est pas sur le plafond trop propre de mon appartement que se posent mes rétines.

Les étoiles, je les ai admirées jusqu’à m’en brûler l’âme, et les soirs où les nuées me les dissimulaient, j’ai lu ce qu’en disaient les poètes. Lisez-vous de la poésie, mon pauvre malheureux ?

 

L’HOMME : Pauvre malheureux… Pauvre malheureux, c’est cette loque humaine qui me nomme ainsi ? Celui qui depuis dix ans n’a pas posé son dos sur un drap, celui qui se lave une fois par mois, celui qui ne mange que ce que les autres ont bien voulu jeter ?

 

LE VAGABOND : Oui, vous êtes malheureux, ne faites pas comme si je ne pouvais pas vous entendre. Vous êtes malheureux, d’ailleurs c’est bien pour cette raison que vous êtes venu déverser votre désespoir en moi. Mais personne ne peut boire mieux que moi votre malheur, parce que je me suis abîmé dans la contemplation de la beauté et j’en suis ressorti grandi. Je ne serai pas plus touché par votre haine que par votre aveuglement. J’ai consulté les archives du rêve et je les ai conservées dans mon âme.

 

L’HOMME : Comme vous êtes étonnant, ai-je un jour rencontré un homme comme vous ? Aveugle, vous l’êtes sans doute plus que moi, pour vous satisfaire de votre misère. Mais sans doute cela vous sauve. Si seulement j’avais un peu de votre mièvre béatitude, pour accepter sans plier l’échine les injustices de ma vie… Si seulement vous pouviez, comme un roi qui touche un malade, me guérir par simple transmission de candeur…

 

LE VAGABOND : De la candeur… Cela, je ne peux vous l’offrir. Mais si vous le souhaitez, homme aveugle, homme égoïste, homme haineux…

 

L’HOMME : Comment me nomme-t-il ? De quel droit un homme sans le sou comme lui peut-il se permettre de me juger, moi qui gagne ma vie, paie mes impôts, mange à ma faim, moi qui enfin n’ai pas été touché par le malheur jusqu’à maintenant ? Comment peut-il m’insulter, moi qui suis tout alors que lui n’est rien ?

 

LE VAGABOND : La vérité fait mal, c’est vrai, mais vous souffrirez sans doute plus encore lorsque vous aurez ouvert les yeux, si le miracle du dessillement daigne vous toucher un jour. Si vous le souhaitez donc, homme aveugle, homme égoïste, homme haineux, je vous confierai la clef qui m’a donné goût à la vie, qui m’a permis de m’y plonger vraiment, qui m’a permis d’être libre, même en n’étant personne, même en n’ayant pas d’adresse et plus de nom. Le souhaitez-vous, homme perdu ?

 

L’HOMME : Qu’ai-je à perdre… Je t’écoute, vagabond. De toute manière, la nuit poursuit son cours et je n’ai nulle part où aller.

 

LE VAGABOND : Que connais-tu de la poésie, malheureux que tu es ?

 

L’HOMME : Elle est le loisir des paresseux, l’absurde onanisme de ceux qui aiment se satisfaire de leurs propres déjections. Elle est inutile, et ne donne ni gloire, ni richesse, ni réconfort. Elle est souvent l’apitoiement plaintif d’êtres trop faibles pour prendre leur vie en main.

 

LE VAGABOND : Tu l’as dit, la nuit poursuit sous cours. Le matin se lèvera bientôt, et si avec le jour tu n’as perçu au fond de ton cœur flétri à quel point tu te trompais, alors je ne pourrai rien faire de plus pour toi. La poésie est vie, la poésie est la plus ultime vérité qui peut se porter jusqu’à ton esprit. La poésie est la liberté qui te permet d’affronter le froid, en te promettant la beauté alors que les traités de science ne t’offrent comme échappatoire que l’hypothermie et le sommeil éternel, douloureux et tragiques, les doigts pris dans une gangue de mort. Écoute, pauvre homme, écoute. Je vais de ma voix éraillée donner corps aux magiciens des mots qui me tiennent en vie après cinquante ans de ce que tu appellerais malheur mais que j’appelle vie.

 

L’HOMME : Je t’écoute, vagabond.

 

LE VAGABOND : Au bout du petit matin… Va-t-en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t-en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les monstres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre un fleuve de tourterelles…

 

L’HOMME : Je murmure parce que je ne peux plus me taire. Je murmure alors que le Vagabond ne cesse sa récitation. Est-il encore réellement là ? Du premier mot prononcé, ses yeux se sont révulsés, et son corps entier est entré dans une transe dont je ne perçois que le mystère. Et ses paroles, ses paroles… J’entends bien la vibration de sa voix, j’entends sa langue frapper ses dents et ses cordes vocales vibrer, j’entends la mécanique des sons, mais c’est la magie que je retiens. La magie qui dans sa gorge fait naître la musique, la magie qui dans sa mémoire reproduit le geste créateur d’un poète décédé, d’un magicien lui aussi, thaumaturge qui soigne les plaies de mon âme par l’intermédiaire d’une voix vagabonde qui a erré sur la surface du monde, et en est revenue immense de miracle. J’entends dans ce chant le rythme et l’absence de rythme, je perçois une pulsation intemporelle. Les mots sont crus, ce n’est pas là ce que j’aurais appelé poésie, moi qui avais été habitué à la grandeur des alexandrins babillés sur les bancs de l’école, moi qui ne savais rien de la beauté des mots et me contentais de compter les syllabes. Le compte ne doit pas venir de l’esprit, il doit venir de l’âme qui scande comme une litanie des lettres qui se font mot et des mots qui se font magique somme de beautés. Et tandis que la parole ne peut s’empêcher de quitter ma bouche, il poursuit sont incroyable déclamation qui, depuis le premier mot, semble parer le monde nocturne de nouvelles couleurs. Le jour se lève gris, mais aujourd’hui je le sais, il brillera de mille feux car il sera accompagné par une multitude de sons qui par la magie du monde se sont mis à faire sens.

 

LE VAGABOND : Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies et de toutes les rosées.

 

L’HOMME : Et face à mes yeux ce ne sont plus les rues obscures et le fleuve éclairé par la pâle lueur des lampadaires, et au fond du ciel l’obscure silhouette d’un bâtiment de ténèbres. Face à mes yeux, puisqu’il en prononce les mots, la magie fait apparaître les grandes communications, le charme opère et place dans mon âme l’orage, le fleuve, la feuille. Moi aussi je suis mouillé des pluies du poème, et je suis reconnaissant entre tous aux deux hommes qui m’offrent cette eau salvatrice, le poète et le chanteur. Comment ai-je pu croire une seconde que le vagabond n’était qu’un vagabond, lui qui, de sa langue, de ses dents, de sa gorge, fait naître ces sons qui sont à la fois cri et appel, qui sont chant et mélodie, qui sont sens, surtout, sens magique qui parle à l’âme avant de parler à l’esprit ?

 

LE VAGABOND : lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse lie ma noire vibration au nombril même du monde lie, lie-moi, fraternité âpre puis m’étranglant de ton lasso d’étoile monte, Colombe monte monte monte Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée blanche. Monte lécheur de ciel et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune c’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition

 

L’HOMME : Le jour se lève sur la ville, il est gris, mais dans mon coeur les milliers d’étoiles lui offrent d’incroyables couleurs. La poésie est un lasso d’étoiles, elle les garde en secret au creux de mon âme, elle les constitue en archives sacrées pour les jours de disette, elle noie la lune pour mieux la refléter dans nos cœurs, et offre de sa maléfique magnifique langue un mouvement qui emporte mon corps sans lui nécessiter de bouger ne serait-ce qu’un orteil. Est-ce cela la liberté dont m’a parlé le vagabond ? … Il a fini le poème et s’est effondré dans le silence, comme vidé par la transe qui l’a habité, comme si les mots de Césaire avaient drainé sa vie. Et le silence vrille mes tympans de la même façon que la musique des mots qui il y a un instant s’est tue. Le silence.

Le jour se lève sur la ville, il est gris. Il est gris mais les couleurs ne sont pas seulement plantées dans mon cœur par le poème. Elles vivent le monde aussi, mais le Vagabond avait raison. Le Vagabond me l’avait dit. J’étais aveugle. J’ai les yeux ouverts désormais.

 

LE VAGABOND : Tu vois…

 

L’HOMME : Ah ! Je te croyais endormi.

 

LE VAGABOND : Je te laissais le temps d’ouvrir les yeux. Il est des découvertes qu’on ne peut faire que seul, même lorsqu’on a été guidé jusqu’au point de non-retour par la confiance d’une voix. Vois autour de nous. C’était le creux de la nuit, quand tu es arrivé. L’ombre te cachait la vérité. Mais aurait-il fait jour que tu n’aurais pas vu.

 

L’HOMME : C’est vrai. Je les aurais pris pour de la crasse et j’aurais maudit leurs auteurs en les nommant vandales. Je perçois désormais la beauté de leurs couleurs, et la profondeur du cri que formulent ces dessins.

 

LE VAGABOND : Vois-tu, mon ami…

 

L’HOMME : Son ami ? Si j’avais su un jour que je priserais plus ce qualificatif que n’importe quel autre ! Moi, l’ami du vagabond, l’ami du paria ? Et heureux de cela…

 

LE VAGABOND : Vois-tu, mon ami, ces graffitis sont la raison pour laquelle j’ai installé mon carton ici. Ils éclairent ma vie comme le souvenir des poèmes éclaire mon âme. Je ne peux pas entrer au musée, je ne peux pas visiter ces lieux où d’absurdes bourgeois défilent sans les voir devant des tableaux obstrués ici par une épaule, là par une tête, œuvres vénérées mais négligées, miracles qu’on ne peut pas voir à la bonne distance ni à la bonne lumière. Ces dessins-là sont le musée vagabond qui, comme moi, profite de l’éphémère liberté qu’il peut tirer avant d’être chassé. Il a plus de prix encore que tous les autres, car nous ne sommes qu’une poignée à ouvrir les yeux sur ses beautés. J’ose espérer que, maintenant que le jour s’est levé, tu peux aussi t’abreuver de sa magie.

 

L’HOMME : Le jour s’est levé oui. Il s’est levé, et grâce à toi, il ne se couchera plus jamais. Viens avec moi, mon ami. Viens, je t’offrirai un toit, je partagerai ce que j’ai de plus précieux comme tu l’as fait avec moi, je…

 

LE VAGABOND : Je t’en sais gré, mais ce que tu m’offres n’est pas un trésor, c’est une cage. Je sais bien que celui qui est vraiment libre ne peut être enfermé. Mais je ne te suivrai pas. Je ne te suivrai pas car aucune chaleur ne mérite qu’on se prive de l’éclat glacé des étoiles et du rêve assourdi vécu à même la voûte du ciel.

 

Note de fin de chapitre:

Voilà, j'espère ne pas avoir perdu tout le monde, je crois que je lis vraiment trop de littérature expérimentale en ce moment.

Donc, pour reprendre, la scène s'est passée la nuit, le vagabond était le spécialiste et l'homme le néophyte. Le lieu d'exposition, c'était le street art sous le pont (bah oui, j'ai jamais dit que le lieu devait être consacré par la doxa).

N'hésitez surtout pas à aller lire les autres participations pour ce concours et à aller voter quand les votes seront ouverts ! :D

A bientôt !

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