Lien Facebook



En savoir plus sur cette bannière

- Taille du texte +

Ça y est. J’ai dix-huit ans. Je devrais me sentir différente, non ? Après tout, je suis majeure, c’est un fait. Je peux théoriquement voter, acheter de l’alcool, aller en prison… Je devrais me sentir étonnement libre ou écrasée sous le poids de ce que cela comporte, mais non je ne ressens rien. Car rien n’a changé pour moi…
Ce n’est pas ma faute, pas vraiment. Je suis simplement prisonnière d’un corps qui ne m’obéit plus. Je pense, je réfléchis, mais je ne peux réagir. Je voudrais me lever de ce lit inconfortable ou à tout le moins redresser cet oreiller trop dur, mais je ne peux pas. Mes jambes ne répondent plus à mes ordres ni mes bras. En fait, tout mon corps est paralysé ou presque. Je peux remuer les lèvres et pousser des sons incompréhensibles pour tous et cligner des yeux. J’arrive parfois à froncer les sourcils lorsque je me concentre, mais guère plus. J’entends, je vois et je ressens. Mes parents qui sont dans la pièce et me disent que tout ira bien, mais aussi les médecins qui sont loin d’être aussi optimistes. Ce plafond blanc fade et les ombres des gens qui passent près de mon lit. Ma mère qui caresse doucement ma joue, mais cette douleur insupportable qui traverse mon corps.
Je ferme les yeux, espérant que tout s’arrête. Je suis projetée dans le passé à ce moment qui a tout changé.
Je suis assise sur le siège passager de mon amie Carole, privilège d’anniversaire. Je suis la dernière à atteindre la majorité et ça se fête ! Derrière, quatre amies sont entassées sur le siège arrière. Si un policier nous voyait, on aurait des problèmes c’est certain. Mais que serait la vie sans quelques risques ? Et puis, je ne pouvais pas laisser l’une d’elle de côté, elles ont attendu ma majorité avant d’aller dans les bars pour la première fois, elles ont attendu ce soir seulement pour moi. J’entends Laurie chercher son sac dans le coffre arrière, à genoux sur le siège, les autres protestant, car elle prend toute la place. Notre amie en profite pour gigoter encore plus pour les agacer, mais reprend finalement sa place presque sagement, son sac dans les mains. Elle en ressort rapidement une bouteille de verre rempli d’un liquide clair que je ne manque pas de reconnaitre : vodka. Une vodka réputée qui plus est. Venant probablement de la réserve de son père. Carole éclate de rire et je remarque qu’elle les observe elle aussi depuis un moment, utilisant son rétroviseur pour ne pas quitter les yeux de la route.
— Qui en veut ? nous demande-t-elle en gloussant.
J’ai tout à coup l’impression que cette bouteille n’est pas la première à avoir franchi les lèvres de Laurie aujourd’hui, mais au lieu de me rétracter je tends la main.
— Honneur à la fêtée ! lance-t-elle en me tendant la bouteille.
Je m’en saisis et en bois une lampée. Le liquide me brûle la gorge et je grimace sous les éclats de rire de mes amies. Je passe la bouteille à l’arrière et lorsque mon tour revient, l’alcool me parait moins désagréable presque chaleureux. La troisième fois, ma gorgée est même beaucoup plus grosse. C’est peut-être pour ça que lorsque Carole réquisitionne son tour, je ne proteste pas. Quel mal cela peut faire ? Elle a le droit de s’amuser aussi n’est-ce pas ?
À cinq, la bouteille se vide rapidement. Je ne me rends même pas compte de ce que cela signifie lorsque Laurie en sort une deuxième de son sac.
— Pour que la route paraisse moins longue ! clame-t-elle.
On habite en campagne, pour fêter comme il se doit, il faut faire pratiquement une heure de voiture, mais je ne me suis pas rendue compte que ce temps s’est depuis longtemps écoulé Carole a quitté notre itinéraire et nous entraine sur des routes qui nous éloignent à la fois de notre destination et de notre point de départ. Mais est-ce vraiment important ? N’avons-nous pas autant de plaisir maintenant que dans ce bar où nous serions coincées entre deux inconnus ? La deuxième bouteille se vide aussi rapidement que la première, peut-être plus, je ne saurais dire. Je ne sais plus qui, c’était peut-être moi, demande qu’on s’arrête quelque part pour se réapprovisionner. Carole semble alors cesser de rouler sans but et tourne sur une route tellement éclairée que je dois cligner des yeux plusieurs fois pour retrouver ma vision. Sauf que ce ne sont pas des lampadaires, mais des feux de voiture qui foncent droit sur nous.
J’ai dix-huit ans et je suis une adulte. J’ai dit que rien n’a changé depuis que c’est majeur et dans un sens c’est vrai. Comment voter quand on ne peut exprimer son opinion ? Comment acheter de l’alcool quand on ne peut prendre la bouteille dans ses mains ? Comment aller en prison quand on ne peut rien faire ? Devenir majeure m’a fait prisonnière de mon corps, mais m’a condamnée à rester une enfant, dépendante des autres pour toute ma vie. Alors ces dix-huit n’ont rien changé. Du moins, pas comme je m’y attendais.
Vous devez vous connecter (vous enregistrer) pour laisser un commentaire.