Un monde en noir et blanc.
Un monde en nuances de gris.
Les nuances de gris sont très subtiles, cela va du gris pâle au gris fer, du blanc au noir en soi sans jamais atteindre ces deux extrêmes. Paraît-il que le meilleur moyen pour avoir une vraie connaissance, la connaissance ultime du gris est d’observer un cheval gris de sa naissance à sa mort. Autour de moi aucun cheval, mais je pensais commencer à avoir une très bonne perception du gris.
Auparavant je ne considérais même pas le gris comme une couleur. Dorénavant le gris était lumineux, arc-en-ciel. Chaque teinte revêtait une réalité que j’imaginais chamarrée. Partout je voyais du rouge, du turquoise, du vert pomme, du jaune citron, du rose fuchsia ! Le monde était colorisé selon mon imagination.
ILLUSION !
Les miennes je les avais perdues. Avec elles, le goût de la vie.
Tout s’était arrêté en même temps.
Rien n’avait plus de sens, que les négatifs qui apparaissait entre chacun de mes battements de paupières. Ma vie en avait-elle un ? J’avais décidé que non. C’était d’ailleurs antinomique de donner un sens à son existence lorsque l’on en avait plus. Puisque c’est à cela que j’étais réduite : un non-sens.
La vie m’effleurait et rien ne ressentais-je. Ni le souffle du vent, ni la main d’un homme sur ma joue, ou l’onctuosité froide d’une crème glacée sur ma langue. Plus rien n’était chaud, que mon esprit, plus rien n’était froid, que mon cœur. Si tant est qu’il me restait un sens – ma vue ne comptant assurément pas – il s’incarnait en un mot : DOULEUR.
Oh, je vous rassure, rien de sensitif.
Au début j’avais insisté pour qu’on me mène à la mer, que l’on me porte à l’eau. A travers la grisaille du sable, des vagues, du ciel, je discernais un jaune fluo, un bleu turquoise bordé de blanc, et une étendue verte. J’étais de bonne humeur, et je croyais que la colorisation de ces diapositives mornes était une affirmation de ma LIBERTE – plus tard je compris que cette croyance n’était qu’un espoir, illusoire. Cette lubie maritime m’enseigna combien était étendu le pouvoir du sens tactile. Je rêvais – non pas des vaguelettes roulant sur ma peau, de la force des paquets d’eau sur mon visage, je me doutais bien que ces sensations seraient néant – mais du souvenir de l’eau salée séchant sur ma peau, cette impression épidermique de déshydratation, comme si des milliers de paillettes crépitaient à la surface de mon corps.
Ce jour-là, la douleur que je ressentis n’avait nul besoin d’être physique pour me faire souffrir au degré le plus élevé. Le plaisir le plus doux, ce péché mignon estival, la seule raison valable d’entrer dans une eau froide, n’existait plus. N’existerait plus. Pourquoi avais-je naïvement cru que j’aurais pu retrouver ce crépitement ?
De mon CŒUR fut ôtée la dernière étincelle d’espérance de bonheur. La vie me quitta en une souffrance abjecte et innommable.
Parfois je me demande s’il ne reste pas enfoui en moi un ersatz de sens tactile. Une sorte de machette dont le fer serait chauffé à blanc, qui s’enfoncerait dans mes entrailles dans le seul but de rendre encore plus folle ma pauvre âme.
Et pourtant même cette douleur s’estompe…
Et pourtant même mon âme perd sa couleur…
Bientôt je serai grise, d’un gris terne et déteinté, toute entière. Mon intégrité se résumant seulement à ce jeu diabolique qui leurre mon esprit sans cesse. Il semble chercher perpétuellement un signe, un présage d’une quelconque activité sensorielle. Il ne se lasse pas de coloriser et coloriser encore la pellicule infinie qui se projette dans mon cortex visuel primaire.
Parfois je m’amuse à exposer ma peau à la chaleur d’un fer à repasser, à la fraîcheur d’un congélateur. Si je ne contrôle que peu les occupations de mon cerveau, il y en a une à laquelle je participe volontiers et consciemment : l’IRONIE. Comment ne pas jubiler en voyant que je peux encore avoir une influence sur ce corps qui n’en a plus sur moi ? J’exulte face à la mue qui se dessine sur mon bras, je devine dans le gris foncé, le gris pâle, un rouge vif, un beige clair. J’imagine les carnations les plus terrorisantes, et intérieurement je ris.
Mon esprit ingénu m’irrite, jamais il ne réussira à bâtir un projet stable pour enfin s’assassiner. Toujours il est diable et songe à la chair, toujours il est démon et colorise en rose les fleurs, les nuages et la peau des hommes.
Ma vie, mon cœur, mon âme prennent le sentier contraire aux chevaux. L’opale de mes pensées s’est assombri, le gris anthracite domine sur les images véhiculées par mon nerf optique. Bientôt, le noir. De la camarde je ne ressentirai la caresse.
ARGENT
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