Londres, le lundi deux décembre 1889
Ma chère Marguerite
Cela fait un moment que je ne t'ai pas écrit, je trouve.
J'ai beaucoup de travail en ce moment... Il faut dire que j'ai maintenant trois élèves qui me rémunèrent pour leur donner des cours de français.
Sunder et Kalyani continuent avec moi. Est-ce que je t'ai raconté qu'ils mélangent souvent l'hindi, l'anglais et le français ?... Ça donne parfois des discussions que je pourrais qualifier d'aléatoires. Je suis sûre que, si tu étais avec nous, tu rirais autant que nous... Quand Sundar est un peu fatigué, il fait le pitre et ne suit plus du tout la leçon. Je dois le reprendre constamment.
S'il avait six ans, je pourrais lui faire les gros yeux et exiger de sa part un peu de concentration et de respect. Mais il a mon âge, du coup, quand je fais les gros yeux de l'institutrice mécontente, il rit encore plus fort !
Et depuis quelques semaines, j'aide aussi une fille de neuf ans, Leora McFadden.
Ses parents souhaitent qu'elle apprenne le français, mais elle a à la base de grosses lacunes en anglais. C'est bien simple : elle fait des fautes étranges quand elle écrit et, quand elle lit, elle est inintelligible. Elle me dit qu'elle ne fait pas exprès et je dois bien être la seule à accepter de la croire. Ses instituteurs répètent qu'elle se moque, qu'elle est insolente. Évidemment, les punitions pleuvent. Et cela ne change rien.
Pour ma part, la première fois que je l'ai faite lire, elle a fondu en larmes après quelques mots. Je crois qu'elle avait peur que je la punisse... Soit elle est vraiment une excellente actrice, soit elle ne fait réellement pas exprès.
Je crois sincèrement qu'elle est comme ça et qu'elle n'y peut rien. Mais c'est, du coup, très compliqué de l'aider. Je n'ai pas l'ombre d'une idée pour expliquer pourquoi elle est comme ça, et encore moins pour trouver comment la faire avancer.
Pour ce que je constate, lire ou écrire sont pour elle des activités épuisantes et semées d'embûches.
Je cherche des idées pour qu'elle puisse apprendre correctement. Je l'ai déjà faite parler de ce qu'elle ressent quand elle lit, écrit, de ce qu'elle voit. Par exemple, elle lit "tac" au lieu de "cat", "dook" au lieu de "book". Quant à l'écrit, elle cumule les mêmes difficultés, avec en plus l'incapacité de suivre les lignes et de former les lettres correctement.
Par conséquent, j'ai abandonné l'idée de travailler le français avec l'écrit, nous parlons principalement et elle apprend vite notre belle langue, de cette façon.
D'un autre côté, j'aimerais tellement trouver des moyens de l'aider à contourner ses difficultés ! Malheureusement, pour le moment, je dois bien dire que l'on fait chou blanc... J'espère pouvoir l'aider à terme, même si je suis assez pessimiste.
J'ai demandé à Papa s'il avait dans ses relations des médecins qui connaîtraient ce genre de problème, qui pourraient l'aider. Je n'y crois pas tellement, mais après tout, pourquoi pas ?
Est-ce que tu pourrais demander à nos chères Sœurs des Ursulines si elles ont déjà croisé ce genre de difficulté, chez une élève ? Et si oui, qu'ont-elles fait pour l'aider ? Je me dis qu'elles pourraient être d'un meilleur recours que les médecins anglais.
Mrs McFadden, la mère de Leora, espère que ses difficultés n'empêcheront pas sa fille de trouver un bon mari. Après tout, point n'est besoin de lecture ou d'écriture pour pouponner et élever des enfants.
Et pendant que je t'écris, je me dis que je ferais peut-être mieux de lui apprendre à gérer sa vie future sans ces compétences, plutôt que de m'acharner à les lui imposer.
Je ne baisse pourtant pas les bras, je garde simplement l'idée. Je verrai avec le temps ce que j'en fais.
Ta dévouée,
Louise.