Londres, le mardi cinq mars 1889
Ma chère Marguerite
Je viens de passer une soirée extraordinaire.
C'était une soirée où Kalyani et Sunder sont venus travailler leur français à la maison, comme tous les mardis.
Leur mère leur avait confié un curry pour nous remercier de les accueillir.
Maman a demandé à ce qu'il soit réchauffé pour le souper. Mais rapidement, nous avons eu grand mal à nous concentrer sur la leçon, tant les odeurs des épices nous rappelaient les moments vécus en Inde.
Lorsque Papa et Maman nous ont appelés pour manger, nous n'avions pas vraiment commencé à travailler : Kalyani et son frère aussi étaient nostalgiques de leurs années passées là-bas.
Tu sais, il y a plusieurs restaurants de cuisine indienne à Londres et nous en avons testé plusieurs depuis que nous sommes ici, mais nous n'avons jamais retrouvé le goût de la nourriture de là-bas. Jusque-là, mes parents pensaient que le changement de cadre rendait l'expérience différente. Manger indien en Angleterre est très différent de manger indien en Inde...
Mais en mangeant ce plat, préparé par une femme de là-bas, nous nous sommes aussi rendus compte que c'était assez différent de ce que l'on mange dans les restaurants. Kalyani nous a expliqué que les britanniques sont rentrés des Indes avec des recettes et les ont un peu adaptées. Ce qui a donné naissance à la cuisine Anglo-indienne !
Nous avons parlé de l'Inde toute la soirée. Nous de Pondichéry, où nous avons vécu, et nos invités de Delhi, où ils sont nés. De nous trois, Papa et Maman sont ceux qui ont les souvenirs les plus précis, évidemment. Je n'avais que six ans lorsque nous sommes rentrés en France, après tout. Moi, j'ai surtout gardé des sensations.
La chaleur moite sur ma peau.
L'odeur des épices. Celle des fleuves indiens. Celle des fleurs qui ne poussent que là-bas...
Les intonations des différents dialectes, aussi. Rien que ça, ça change une ambiance.
Nous avons mangé tous les cinq et beaucoup échangé sur les souvenirs que nous avions.
Sunder avait douze ans quand il est arrivé ici et Kalyani à peine neuf ans. Ils ont bien plus de souvenirs que moi, même si Kalyani a parfois du mal à exprimer ses ressentis du passé.
Au cours du repas, je me suis souvenue d'une fois où des petits lumières sont venues nous saluer. J'en garde un souvenir très doux, très poétique. J'avais une véritable fascination pour elles.
Kalyani a dit que ce devait être des lucioles. Maman a raconté que nous étions sur un bateau et dit que j'avais quatre ans. Et Papa a ajouté que j'avais voulu les attraper. Je courais d'un bout à l'autre du ponton, poussant des cris de ravissement...
Jusqu'à ce que je passe par-dessus la balustrade. Dans mon empressement à jouer avec les lumières, j'avais oublié le danger de l'eau sur laquelle nous naviguions !
L'un des marins qui dirigeait la barque a sauté à l'eau pour me récupérer ! Il paraît que j'étais choquée, mais... cinq minutes plus tard, je courais de nouveau derrière elles !
Sunder, lui, a raconté qu'il avait l'habitude de les enfermer dans des boîtes dans sa chambre et de les glisser dans sa lampe tempête éteinte pour pouvoir arpenter les couloirs, chez lui. Kalyani a surenchérit en disant qu'elle comprenait mieux, maintenant, pourquoi des gâteaux disparaissaient des cuisines, quand ils étaient enfants...
L'espace d'une soirée, nous étions tous de retour aux Indes... Cela nous a fait tellement plaisir de partager tous ces souvenirs !
D'ailleurs, j'aimerais tellement t'emmener dans mes souvenirs, Marguerite. Ils sont bien sûr très peu fiables, mais ils sont tellement beaux !
Et puis, je vais demander à la maman de Kalyani et Sunder de m'apprendre à faire un vrai curry de là-bas. Et quand je passerai te voir, je t'en cuisinerai un !
J'ai hâte de te faire découvrir cette partie de mon enfance...
À bientôt,
Louise