Londres, le mercredi cinq août 1896
Ma chère Marguerite
Je viens tout juste de rentrer à Londres et déjà, je me languis de nos longues discussions sous le soleil provençal... De plus, le temps ici est maussade, ce qui n'arrange rien à mon humeur actuelle.
Le trajet du retour a été vraiment rapide grâce aux trains entre la Provence et Paris, puis entre Paris et le nord de la France. Je suis rentrée en moins de deux jours au lieu d'une semaine. Pour cela, je suis contente de pouvoir enfin voyager seule. Maman n'aime toujours pas l'idée de prendre le train, même si elle en a déjà pris quelques fois ces dernières années.
Vous me manquez déjà, tous les quatre. Comme j'aimerais de nouveau entendre les cigales chanter pendant l'après-midi, tout en dégustant des calissons et des navettes pour le goûter... Aller me promener avec Faustine, Zélie et toi, et regarder ma chère filleule s'extasier de ce que la nature nous offre, créer de petits bouquets pour toi et pour moi. J'ai même grande envie d'entendre à nouveau ses petits pas, quand elle se levait tôt le matin et hésitait à venir me voir dans ma chambre...
Vraiment, ce séjour a été un grand ressourcement pour moi.
La garrigue est toujours aussi belle et mystérieuse. Tous ces rochers, à perte de vue, recouverts d'une végétation aussi faible... Et de temps en temps un arbre chétif en apparence qui prend ses aises et fait monter son feuillage vers le ciel, insolent de vigueur masquée. Sans parler de toutes ces herbes qui donnent à l'air une odeur si particulière et ennivrante. Sais-tu que je suis toujours sous le charme des toiles de monsieur Cézanne, que nous avons vues exposées à l'Hôtel de Ville ? Je regrette encore de n'avoir pas acheté une de ses toiles pour me rappeler ta région, ma chère Marguerite. Je l'aurais installée dans ma chambre, au-dessus de mon lit, je crois. Mais si je l'avais achetée, j'aurais eu trop de difficultés pour la rapporter ici et je l'aurais peut-être abîmée, ce qui aurait été dommage.
Je me contente du pied de thym que j'ai rapporté dans mes valises. J'espère que celui-là tiendra plus longtemps que son prédécesseur sous le soleil londonien... Il embaume ma chambre et me rappelle, ma chère Marguerite, notre amitié partagée depuis tout ce temps.
Les champs de lavande de ton voisin, monsieur Cigliano, sont encore en quelque sorte sous mes yeux. Il a été vraiment gentil de nous laisser en cueillir dans son champ ! Je revois tous nos petits bouquets en train de sécher, tête en bas, dans ta cuisine, le long d'une des poutres au plafond... Et je me rappelle de notre après-midi à créer tous ces petits sachets de tissus pour y effeuiller nos brins séchés. Toutes mes amies, ici, raffolent de ces petits cadeaux que je leur ai rapportés. Crois-tu que monsieur Cigliano acceptera de nous en donner de nouveau, à mon prochain séjour chez vous ? À moins qu'il ne préfère les vendre, après tout.
Tu diras à Faustine que j'ai mis le petit coussin de lavande qu'elle a brodé pour moi au milieu de mes chemises et que je pense à elle tous les matins quand j'ouvre le placard.
Ta fille, ma chère Marguerite, est une enfant adorable, enjouée et toujours pleine de surprises. J'ai beaucoup aimé sa façon de s'occuper de Zélie. Elle est tellement délicate avec sa petite soeur.
Ce qui m'a le plus amusée, c'est sa façon de parler, avec l'accent provençal. Une vraie enfant du pays ! Je dois dire que je ne m'y attendais pas. Bêtement, je l'avais imaginée parlant comme toi.
Mais c'est vrai que, grandissant dans le pays de son père, c'est plus logique qu'elle prenne l'accent paternel que l'accent maternel...
Après avoir lu tout ça, je t'entends déjà me dire de venir m'installer près de chez toi...
C'est vrai que cela présenterait des avantages non négligeables. Mais je crois que je ne serais pas capable de me faire à cette chaleur tout au long de l'année, sans parler de ces petits villages, si beaux et pittoresques, mais également souvent très en pente. Oui, je sais aussi que je pourrais m'installer dans un village comme Saint Maximin La Sainte Baume, qui n'est pas du tout en pente.
Je sens simplement que je ne m'y plairais pas autant que toi. Je continuerai longtemps de déplorer que Londres soit aussi loin de la Provence, mais je reste ici...
J'envoies toutes mes amitiés à Charles et j'attends ta réponse avec grande impatience,
Louise, encore un peu sous le soleil avec toi