Londres, le mardi trois octobre 1893
Ma chère Marguerite,
C'est le cœur bien lourd que je t'écris.
Nous venons d'apprendre le décès de Grand-Mère. Papa a reçu un télégramme de la part d'oncle Charles ce matin à l'ambassade.
Crois-le ou non, mais j'ai commencé par pleurer.
Dire qu'elle nous a toujours fait des reproches, à Maman et moi. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais vue me sourire ou me dire un mot gentil.
Et me voilà, pourtant, pleurant sur son souvenir.
C'est très étrange. Je ne sais trop qu'en penser. Pourquoi est-ce que je me sens autant touchée ?
Moi qui ai toujours pensé que cette annonce ne me ferai pas grand chose tellement je la trouvais exécrable... Je pensais sincèrement passer rapidement à autre chose. Évidemment, elle n'a jamais été une grand-mère aimante et je ne la pleure pas comme telle. Ce qui m'interpelle, c'est que je n'ai pas un ressenti tranché. Je ne peux pas dire que je suis effondrée et je ne peux pas non plus dire que cette nouvelle ne change rien pour moi.
C'est un peu flou, en fait. Je ne m'attendais pas à ressentir quelque chose de flou. J'avais toujours pensé que la mort d'un proche était quelque chose d'évidemment difficile, de très tranché. Ou de complètement insignifiant pour ceux qui nous importent le plus...
Sebastian sonne le souper. Je continuerai cette lettre plus tard.
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Il est vingt heures trente.
J'ai beaucoup discuté avec Maman. Elle comprend totalement mon ressenti. Elle m'a dit avoir un peu le même.
Elle n'a jamais apprécié sa belle-mère, après tout, même si elle a quand même eu de l'estime pour elle. Elle trouve que c'est comme une page qui se tourne.
Je crois que c'est une excellente façon d'expliquer notre ambiguïté à toutes les deux. Une page qui se tourne, la peur de l'après... Mélangé à une confiance sereine, je crois.
Pour Papa, c'est beaucoup plus dur.
Maman pense qu'il est d'autant plus touché que, dans la famille, il devient subitement le plus âgé. Il n'y a plus personne des générations précédentes encore en vie, dans sa lignée. Quelque part, il est « le prochain ».
Maman pense qu'il faut aller à Paris assister aux obsèques. Elles ont lieu dans trois jours, c'est très court ! J'espère que ce sera possible... Papa est reparti à l'Ambassade pour demander des billets en urgence pour Paris.
Je vais faire ma valise.
Qui sait ? Peut-être que cette lettre partira de Paris ?
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Paris, le vendredi six octobre 1893
Ma chère Marguerite,
Voilà, l'enterrement a eu lieu.
Nous avons pu embarquer à Dover hier matin et nous sommes arrivés en France après la traversée de la Manche, dans la soirée. Malheureusement, plus aucune calèche ne partait vers Paris dans la soirée. Nous avons donc trouvé une chambre d'hôtel pour la nuit et Maman a dû se résoudre à prendre le train, qui est quand même plus rapide que la calèche, pour une telle distance. Elle a même admis que cela avait quelques avantages.
Papa a envoyé un câble à son frère pour le prévenir que nous ne pourrions partir que ce matin, et arriver seulement en début d'après-midi.
Oncle Charles a fait retarder la cérémonie, de sorte que nous sommes arrivés juste à temps.
Nous n'avons cependant pas pu nous changer et nous avons assisté à la messe dans nos vêtements de voyage. Heureusement, Maman y avait songé et nous avions mis des vêtements sombres, au cas où.
La cérémonie a été très sobre et très émouvante. Apparemment, Grand-Mère était appréciée de ses voisins.
Après quoi, pour nous éclaircir les idées, tante Zélie et oncle Charles nous ont emmenés visiter la Tour Eiffel. Je n'avais pas pu la voir quand j'étais passée par la capitale, pour venir à ton mariage, ce qui fait que je l'ai découverte seulement aujourd'hui.
Comme je comprends ta fascination lorsque tu es venue pour l'exposition universelle ! Elle est vraiment impressionnante.
Enfin, nous nous somme rendus chez Tante Zélie et Oncle Charles où ils avaient fait servir un buffet d'après cérémonie.
Je suis montée me coucher en même temps que Maman. Je me sens vidée par tout cela...
Papa et Oncle Charles sont encore dans le salon, je pense qu'ils vont discuter jusque tard dans la nuit.
J'espère que je n'ai pas assombri ton moral avec mes histoires de deuil et d'enterrement.
Est-ce que tu pourrais m'envoyer un peu de soleil provençal ? J'en aurais bien besoin, ces prochains jours.
Je t'embrasse,
Louise