Londres, le lundi vingt-neuf août 1892
Ma chère Marguerite,
Je viens d'avoir des nouvelles de Léopoldine et sa famille. Te souviens-tu d'elle ? C'est ma cousine de Bourges, où elle vit avec son mari et ses deux enfants.
Elle a joint une photo à sa lettre. Emile est un petit gaillard robuste, j'ai du mal à réaliser qu'il a cinq ans, déjà ! Dire qu'il était tout bébé lorsque je l'ai vu pour la première fois. Sa petite soeur, Jeanne, a deux ans. Et Léopoldine attend un troisième enfant pour l'année prochaine.
Maman leur a répondu d'autant plus longuement que Léopoldine sollicitait de sa part des renseignements et des conseils. En effet, figure-toi qu'ils vont bientôt s'installer dans la région lyonnaise !
Nous avons beaucoup discuté, Maman et moi, à propos de nos souvenirs de ces lieux et de ce qui pourrait aider Léopoldine et Alban à s'installer au mieux. Il faut dire que Maman n'est passée à Lyon que pour me déposer dans notre cher pensionnat de Sainte Ursule ou pour venir me chercher, pendant mes années à tes côtés. Quant à moi... Je connais surtout ce que tu m'as raconté de la grande ville. Je n'ai de souvenirs que de Saint Cyr au Mont d'Or, finalement. Mais nous espérons toutes deux avoir pu leur décrire un peu la région de façon assez fidèle.
Tu te rends compte que, s'ils restent là-bas assez longtemps, Jeanne pourrait peut-être aller elle aussi à Sainte Ursule ? Oh, comme ce serait amusant ! J'imagine cette petite fille, devenue jeune fille, en train de défaire sa valise pour s'installer dans le dortoir des filles. Peut-être prendrait-elle ton lit ? Ou le mien ?
Elle irait en classe apprendre les mathématiques sous la rigide férule de sœur Marie-Céline. Ou elle répéterait les règles de la bienséance avec sœur Marie-Eugénie. Penses-tu qu'elle aurait alors également la possibilité d'apprendre le français avec sœur Marie-Joséphine ? Elle était déjà âgée lorsque j'ai quitté le pensionnat, je ne sais pas si elle s'occupe encore des élèves. Peut-être qu'elle ne s'occupera plus que du potager et des messes, comme le faisait sœur Marie-Henriette lorsque nous y étions...
J'ai parfois du mal à me dire que cela fait déjà cinq ans que je suis installée à Londres ! J'ai souvent le sentiment d'avoir toujours vécu ici. D'autres fois, j'ai plutôt l'impression d'être arrivée la semaine précédente. Peut-être que cela te fera la même chose, d'ici quelques années, puisque maintenant, tu habites en Provence. Ta nouvelle région a l'air tellement différente de celle où je t'ai connue que cela ne me surprendrais pas. J'espère, en tout cas, que tu t'y plairas aurant que je me plais dans ma grande ville britannique.
Tu sais, je suis encore enchantée par votre mariage, de la cérémonie aux célébrations qui ont suivies, tout était absolument parfait. Tu étais resplendissante et ce fut un vrai plaisir d'assister à votre union. J'en garde un souvenir très ému.
Marguerite, ma chère, je te connais. Je te vois en train de sourire en lisant ces mots. Je sais aussi ce que tu te dis. Alors que tu sais parfaitement qu'il en faudra beaucoup pour me faire sauter le pas ! Je ne me vois décidément pas en femme mariée. Je veux être médecin. Et ce serait trop compliqué avec un mari. Ou alors, il faudrait qu'il accepte, qu'il comprenne. Je ne crois pas cela possible.
Je n'ai pas ta chance, après tout : il n'y a pas de prince charmant à tous les coins de rue !
Je t'embrasse affectueusement.
Ta dévouée,
Louise