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Saint Cyr au Mont d'Or, ce samedi douze janvier 1889

Ma très chère Louise,

Tu te demandais, dans ta dernière lettre, quel genre de métier nous pourrions faire plus tard, après le pensionnat pour moi, après le collège en ce qui te concerne. Voilà une drôle de question à laquelle je n'avais jamais réfléchi auparavant, je dois bien te l'avouer.

Aussi, tu me connais, est-ce un sujet qui m'a longtemps préoccupée après ma lecture. Et j'y ai beaucoup réfléchi. Devenir religieuse, comme l'une des ursulines qui nous enseignent, au pensionnat ? Elles sont admirables, mais ce n'est pas vraiment pour moi. En aurais-je seulement la patience ? Me donner ainsi à Notre Seigneur et aux autres ? Je crains de ne pas avoir ce dévouement, d'avoir trop besoin de liberté pour cela.

Tu sais que mon père est l'un des soyeux, comme on les appelle, qui, à Lyon, s'occupent de la production et du commerce de la soie. Mais y a-t-il des femmes qui travaillent dans ce domaine, en dehors des ouvrières ? J'en doute fortement. Est-ce un choix de leur part ? Après tout, si des femmes peuvent travailler à produire la soie, pourquoi d'autres femmes ne pourraient-elles pas tenir des rôles différents dans cette même filière ?

Je sais que Papa prend volontiers conseil auprès de Maman, en ce qui concerne son travail. Mais Maman n'a pas réellement d'emploi à proprement parler. Ou bien est-ce un un métier que de recevoir amies et connaissances pour le thé, ainsi que d'organiser des dîners et autres soirées ? Je t'avoue que, en y réfléchissant, je crois que j'aurais un peu peur de m'ennuyer, à l'idée de n'avoir que cela pour occuper mes journées...

Je me suis donc renseignée en interrogeant certaines des ursulines. Parmi les métiers honorables possibles, une dame peut être gouvernante. Mais je trouverais réellement étrange de devenir une employée telle que Maman en emploie, ne trouves-tu pas ? Ou bien encore dame de compagnie, par exemple pour une personne âgée. Mais franchement, à moins d'un revers de fortune, les ursulines m'ont assuré que ce type de métiers n'était pas pour moi.

Finalement, ce sont mes chers livres qui, une fois de plus, m'ont apporté la réponse dont j'avais besoin. Et je crois que ce métier te conviendrait tout autant qu'à moi. Te figures-tu à quoi je pense ? Eh bien tout simplement à écrire, oui, ma chère ! En cela, nous avons dans les siècles qui nous précèdent de nombreux exemples de femmes autrices d'oeuvres qui sont parvenues jusqu'à nous, je ne t'apprends rien.

Madame de Lafayette, par exemple, ou Madeleine de Scudéry, il y a fort longtemps. Les lettres de Madame de Sévigné, pourtant simple correspondance avec sa fille au départ, et qui sont un si beau portrait de son siècle. Nos pauvres lettres me semblent bien loin de la profondeur et de la truculence des siennes ! Sans oublier, évidemment, Madame la comtesse de Ségur, qui a tant écrit.

Dans la Grande-Bretagne où tu vis, il y a les trois fameuses soeurs Brontë, Anne, Emily et Charlotte, qui sont un fort bel exemple de femmes autrices. Tu m'as d'ailleurs dit toi-même à quel point tu les trouvais fascinantes !

Tu devines aisément, ma chère Louise, pourquoi j'ai eu cette idée. J'ai toujours aimé écrire, et j'aime à imaginer et conter de petites histoires, notamment au profit des plus petites filles du pensionnat. D'ailleurs, la soeur Marie-Joséphine, qui nous enseigne le français, n'a-t-elle pas, plus d'une fois, dit que mes rédactions étaient intéressantes et, sans vouloir me vanter, fort bien écrites ?

Vois-tu, franchement, je me vois fort bien passer toute ma vie à écrire, jusque dans mes vieux jours, entourée alors d'une ribambelle de chats. Je ne sais si je me marierai un jour, et si j'aurai des enfants. Mais, que ce soit le cas ou pas, cela ne m'empêcherait point d'être une autrice comme toutes ces grandes femmes qui nous ont précédé, n'est-ce pas ?

Ta Marguerite qui te remercie vivement pour tes interrogations et leurs passionnants fruits
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