Saint Maximin La Sainte Baume, ce mercredi vingt-et-un octobre 1896
Ma très chère Louise,
Figure-toi que Charles a décidé d'installer à la maison quelque chose de tout à fait nouveau, et de complètement révolutionnaire... Au grand dam de ses parents, d'ailleurs, qui ont poussé de hauts cris à cette idée. Peut-être aussi parce qu'il ne les avait pas consultés, eux ? Quant à moi, en tout cas, je me suis très rapidement rangée à ses arguments dès qu'il m'en a proposé l'idée.
Pour être exacte, lorsque je dis « à la maison », ce n'est pas tout à fait le mot juste. Du moins, il ne s'agit pas tout à fait de la partie correspondant à notre domicile, puisque, comme tu le sais, nous avons aménagé l'étage au-dessus du bureau de la société vinicole pour y installer notre logement, lorsque nous nous sommes mariés.
Et ce n'est donc pas tout à fait chez nous, mais dans le bureau lui-même, que nous avons fait mettre cette nouveauté. En effet, elle devrait pouvoir nous être utile par rapport à la vente de nos vins, mais aussi éventuellement pour contacter nos fournisseurs.
Tu ne vois peut-être pas où je cherche à en venir, ma chère Louise ? Mais tu sais combien j'aime à te faire deviner les choses. Tu sais certainement ce que c'est que le téléphone, même si cet outil est bien rare. Enfin probablement ne l'est-il pas tant que cela dans la grande ville de Londres. Ton père en a sûrement un à l'ambassade, et peut-être toi-même à ton cabinet de médecine, d'ailleurs.
Mais ici, au coeur de la Provence, le téléphone, c'est quelque chose de totalement nouveau et, comme je te l'écrivais au début de ma lettre, de particulièrement révolutionnaire ! D'ailleurs, mon beau-frère François a dû appuyer Charles pour parvenir à convaincre leurs parents. Ceux-ci ont fini par céder uniquement parce qu'ils commencent à se sentir âgés et désirent se désengager de plus en plus du travail de la société vinicole, afin de passer totalement le relais à leurs fils.
Ma belle-mère a semblé déçue que je ne la soutienne pas. Mais cela ne me dérange absolument pas, quant à moi, l'idée de travailler avec un tel outil ! Oh, bien sûr, lorsque j'ai vu l'engin débarquer, j'ai été assez surprise et me suis bien demandé comment cela pouvait fonctionner. Heureusement, l'employé des Postes et Télégraphes qui est venu l'installer nous a bien expliqué tout son fonctionnement.
Il faut donc soulever un cornet relié par un tuyau à l'appareil. Cela s'appelle, si j'ai bien retenu, un combiné. On le porte alors à l'oreille puis on entend, au bout d'un moment, une opératrice qui nous demande quel abonné nous désirons joindre. Elle nous met alors en relation et nous n'avons plus qu'à attendre une réponse de la part de celui-ci.
Nous avons déjà eu l'occasion d'essayer, et je trouve cela proprement fascinant ! Crois-tu qu'il serait possible d'appeler ainsi directement d'un pays à un autre ? Au hasard, n'est-ce pas, de la Provence vers la Grande-Bretagne ? Comme cela serait amusant de pouvoir ainsi échanger quelques mots avec toi ! Et je suis sûre que tu serais émue d'entendre quelques mots sortant de la bouche de ta filleule.
D'ailleurs, ma Faustine, qui me semble encore si petite, du haut de ses deux ans à peine, va bientôt devenir bien grande... En effet, à ma grande surprise, mais pour notre plus grande joie, à Charles et moi, il semblerait que nous n'ayons pas à attendre aussi longtemps qu'au début de notre mariage avant d'avoir à nouveau la joie d'être parents !
Je crois bien, ma très chère Louise, que je suis la plus heureuse des femmes. Et je te souhaite d'être tout aussi heureuse, sur ton propre chemin de vie, si différent du mien mais qui est, j'en suis bien consciente, celui qui te convient le mieux.
Ta Marguerite qui espère avoir un jour le bonheur de pouvoir te téléphoner
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