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Il était déjà mort quand son corps a atterri au pied du terre-plein. Le tassement des os a produit un craquement sinistre puis pendant un instant plus un bruit. Un silence assourdissant après le hurlement des pneus sur l'asphalte, les grésillements des insectes des champs tous proches cessent un instant. Un claquement de portière, des pas lourds, comme s'ils ressentaient le poids de la culpabilité. Les semelles des chaussures du conducteur émettent un léger couinement quand celui-ci se place prudemment accroupi près du cadavre. Il n'y a rien à faire, le petit corps tassé ne laisse plus entendre le moindre souffle. Le coup du lapin.
Le conducteur se relève, un de ses genoux craque. La portière est à nouveau ouverte et fermée. Le moteur démarre et bientôt son ronronnement s'éloigne tandis que les grillons reprennent leur concert sur le terre-plein après avoir fait l'aumône de quelques minutes de calme en mémoire de la dépouille à présent abandonnée sur l'herbe rase. Perdu au bord de la route déserte, peuplée seulement de la rumeur d'une brise sèche et poussiéreuse.
Pas perdu pour tout le monde. Le soleil tape fort et bientôt le petit corps chauffe au soleil, se gonfle peu à peu, laisse entendre des gargouillis produits par les exhalaisons. Arrive alors les Terribles.
Celles qui ne laisseront plus répit au cadavre chaud. Les mouches. Des dizaines, des centaines. Un vrombissement constant qui environne vite tout. On n'entend plus les grillons, seulement les mouches. Implacables et gloutonnes, leurs pattes minuscules s'agglutinent et se bousculent telles des estivants autour d'un buffet. On entendrait presque la rumeur d'une foule compacte, piaffante, à l'affut d'une aubaine inattendue. Le nuage maléfique des insectes forme bientôt une couverture sur la chair cuite qu'ils explorent, tâtonnant sans fin.
Dans le ciel, le soleil se fait toujours plus implacable, les chansons des grillons se font encore plus acérées dans l'air lourd. Au loin, le bruit d'un tracteur.
Tandis que les mouches sont toujours plus nombreuses, faisant vibrer l'air de leurs ailes, près du sol, en tendant l'oreille, on peut percevoir un lent grondement qui s'installe, celui d'une minuscule armée mise en branle en direction du corps. Des centaines de pattes de fourmis avancent au même rythme, alignées en file indienne, guidées par quelques éclaireuses, elles-même attirées par le vrombissement des mouches, qui conduisent leurs ouailles vers un inespéré garde-manger.
Bientôt, le claquement imperceptible de leurs mandibules frappe le cadavre. Attaqué du sol et du ciel, le corps déjà se délite. Le grondement d'un moteur et une voiture passe, en ralentissant. Mais le conducteur ne s'arrête pas, après avoir vu les mouches, on ne pleure pas sur le sort d'une charogne inconnue. On la fuit plutôt. On la laisse aux êtres que cela intéresse. Ceux qui y voient un festin.
D'autres moteurs se font entendre par la suite, mais les maitres de ces moteurs resteront pareillement indifférents.
Le soleil jette ses derniers rayons, les plus brulants. Le bruit de nos besogneuses petites mécaniques cesse peu à peu, chacun rentre à son terrier, le pas lourd du chargement arraché à la dépouille. Le soir soudainement assombri s'abime et meurt, laissant la place à la nuit et aux cris des chouettes. Plus de bruit autour du corps, excepté les gargouillis des entrailles cuites refroidissant. Puis, venant de loin et s'approchant prudemment, on entend quelque chose. Il avance posant ses pattes soigneusement sur le bord de la route, de petits reniflements se font entendre, sans doute hume-t-il l'odeur du festin tout proche. A présent le bruit des tendres coussinets est tout proche et c'est bientôt le cliquettement des petites canines du renard qu'on entend s'activer. Les chairs attendries par les insectes se laissent déchirer presque sans autre son que celui des mâchoires mastiquant.
Pendant longtemps, dans la nuit d'été, rien ne vient troubler le souper du renard. Puis on entend à nouveau le moteur d'une voiture, provoquant sa fuite. Elle passe, souple dans l'air frais de la nuit qu'elle fend sans remarquer le corps mort au bord de la route. La rumeur du moteur s'éloigne, dans les champs tout proches, les déplacements du renard provoquent des cavalcades de rongeurs. Ils glissent dans les hautes herbes sèches les frôlant à peine. Très vite, ils sont loin.
Le renard ne reviendra pas cette nuit-là. Le corps tout à fait froid laissé à sa solitude n'entend plus les roucoulades d'oiseaux nocturnes dans les arbres, à la lisière des pâturages. C'est bientôt l'aurore et les chevêches font leurs adieux aux étoiles, annonçant les premières lueurs du jour. C'est un moment de grand calme, les oiseaux peinant à s'éveiller, et les pépiements sont encore rares. On peut entendre le son cristallin de la rosée qui goutte sur chaque feuille aux alentours. Et coule lentement sur les chairs gonflées du cadavre.
Peu à peu la Nature se réveille et reprend son travail, les insectes reviennent continuer leur besogne, vrombissant, cliquetant, grattant sans trêve.
De l'autre coté du terre-plein, le pas lourd des bovins dont chaque sabot fait résonner le sol : on déplace des bêtes d'un champ à un autre. Des voix d'hommes, puis des pas qui s'approchent. Des pieds bottés de caoutchouc font clapoter la boue où piétinaient les animaux, et le grincement métallique d'une barrière rabattue marque la fin de cette petite transhumance.
Le calme se rétablit, seulement troublé par le passage de voitures, se signalant de loin par le bruit de leurs moteurs. Elles passent, les unes après les autres. De couleurs et de formes différentes mais au ronronnement uniforme, qui accompagne quelques instants les bourdonnements du nuage de mouches.
Le vent tiède fait chanter les herbes sèches, la nature se pétrifie de chaleur sous l'astre à son zénith. Le travail des chairs cuites continue dans de faibles borborygmes qui accompagnent le gonflement de la peau déjà parcheminée. L'après-midi passe, seulement troublée par les bruits de la déliquescence de la charogne autrefois être courant et bondissant. Après la chaleur, à nouveau la fraicheur du soir puis la paix de la nuit, et la valse hésitante de quelques petits charognards venus prendre une part du butin.
Au lendemain, peu de bruit autour de la charogne diminuée et rongée. Très faible, le bruit minuscule de la mastication des vers creusant mille canaux dans ses restes.
Les jours suivants, le bruit diminuera encore, quand peu à peu becs, mâchoires et mandibules auront cessé de faire sonner la carcasse dépouillée de muscles, ne laissant que les poils indigestes. Plus que le sifflement du vent qui dépose la poussière des routes sur quelques os. Et le bruissement du courant d'air entrant par les orbites et ressortant par la gueule édentée et entrouverte, transformant le crâne en quelque tragique instrument de musique. Les poils sont emportés par le courant d'air stridulant toujours l'herbe sèche des champs.
A présent il ne reste presque plus rien. Seul un gravillon envoyé par une voiture indifférente vient faire résonner une ultime relique en ricochant dessus : la plaque métallique du collier de cuir, où était gravé :

SPA – n°568943-118

Loin des aboiements du chenil, le chien sans maitre est venu mourir ici, écouter la Nature féroce lui expliquer à quel point les Hommes sont sourds.
Note de fin de chapitre:
Si l'envie vous prend de laisser un petit mot, ça me ferait bien plaisir. ;)
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