Le mutilé
Un goéland blanc est posé sur l'épaule brune de Cuverville ; il bat des ailes et crie, la tête penchée sur le côté, son bec jaune et aiguisé grand ouvert.
Quelque chose ne tourne pas rond dans ce pays, où l'on ampute des géants tels que son promontoire. L'oiseau appelle derechef, dans le vide, et claque du bec, mécontent ; le son qu'il émet ressemble à un cri de détresse, rauque et aigu. Les bombardements ont duré tout le jour ; les débris des maisons fument encore sur le port ; à l'horizon le soleil se couche, embrasant tout le ciel d'une poésie perdue pour les yeux de ceux qui vivent dans la crainte et la famine.
Autrefois, Cuverville pointait du doigt cette ligne floue, bleu pâle, où ciel et mer se confondent au fond des rétines ; mais ses bras brisés jonchent le sol, morceaux de bronze dérisoires et vaincus, et sur son torse parfait quelqu'un a écrit à la craie :
Je suis un grand mutilé,
Victime de cette Guerre,
Mais je serais heureux de voir
La capitulation nazi
Par la volonté
des Peuples libres
Le goéland frappe du bec, puis de la patte ; il étends ses ailes et prend son vol, frôlant en une inconsciente caresse d'adieu la joue de la statue.
Il s'élève et s'en va, loin au dessus de la misère brûlée de soleil de la Provence, des bombardements des cris et des larmes.
Lorsqu'il reviendra, éclair blanc dans le ciel bleu, le port sera nettoyé, Cuverville sera réparé, son index pointé vers cet horizon qui pour l'instant ne vomit que du feu, ses jolies fesses tournées vers l'hotêl de ville.
On achètera des glaces avec un sourire gourmand, on profitera du soleil et de l'odeur vivifiante de l'iode, on prendra le bateau pour aller à la Seyne sur Mer, on se prélassera, les yeux levés vers les mouettes, et même sans le vouloir, on oubliera petit à petit qu'il fut un temps où même les oiseaux avaient fuit le port de Toulon.