Le monstre du fond du Bayou
Pwémié Fidji.
Dans les limbes du monde des esprits, le Loogaroo dort. Dans la brume grise de ce Bayou d'ici et d'ailleurs l'écho de seize pieds frappant le sol en rythme résonne alors sur l'invisible rivière, entre les arbres perdus dans les nuages et sur le sol visqueux, et ils ébranlent le Jumbee assoupi.
Dézyèm Fidji
Le long nez blanc et aquilin du Loogaroo frémit, ses paupières s'ouvrent légèrement sur des yeux du rouge vif qu'ont les animaux dépecées. Ni clarté ni lumière ne peuvent rendre sa peau blafarde un peu plus belle qu'elle ne devrait ; elle est simplement grise et morte ; ses joues sont rouges encore du sang de ses vieilles victimes, formant une douce, une répugnante barbe rousse. A moitié réveillé, il sourit, dévoilant deux rangées de dents pointues comme des aiguilles.
Twazièm Fidji
Le Loogaroo se redresse, époussette ses vêtements, lève le nez à la manière d'un prédateur prêt à partir à la chasse, rit silencieusement, comme un animal. L'odeur du sang le réveille et l'excite. Il est né ici, dans les brumes de l'au-de-là, fruit des horreurs que certains hommes endurent aux mains d'autres plus puissants qu'eux. Il est le bâtard d'un esclavagiste et d'un esclave ; le bâtard qui terrifie son père pour protéger sa mère, le bâtard d'un quadrille occidental et d'un roulement de hanche africain.
Katwyèm Fidji
Il tourne comme une panthère en cage, tous ses sens en alerte. Au dessus de lui, en dessous de lui, et tout autour, les esclaves dansent, et leurs pas le réveillent et l'invoquent ; il frémit parce qu'il sait que bientôt le voile qui sépare les mondes va se déchirer. Et alors, il sera libre.
Libre et violent.
Gwan Won.
Une bourrasque de vent brutale vient soudainement gifler le Loogaroo, soulève les feuilles mortes, disperse les odeurs putrides du marais, suivie d'un rayon de soleil si brûlant qu'il en devient aveuglant.
Il sourit, feule de jouissance, et s'élance.