Les lèvres sucrées
L'horloge de grand-père rythmait l'après-midi d'un tic tac lourd et solennel ; un rideau de pluie incessante tambourinait sur les fenêtres et le petit cottage semblait isolé du temps.
Le feu diffusait une chaleur douce et une odeur réconfortante, enveloppant gentiment Mary et Claude. Si la situation n'avait pas été aussi étrange, la jeune femme aurait probablement dodeliné de la tête, alanguie ; mais, le dos droit, sa broderie abandonnée sur les genoux, elle ne pouvait s'empêcher d'observer, les yeux écarquillés, les fruits confits qu'elle avait sortis pour distraire son invité en attendant que son père ne rentre du laboratoire officiel qu'il occupait en ville.
Les confiseries s'élevaient dans les airs, luisaient, vertes, rouges, oranges, à la lumière des lampes à gaz, et puis disparaissaient lentement, morceaux par morceaux.
Claude était invisible.
Mary ne savait pas exactement ce qui s'était passé, ni quelle folie avait bien pu prendre son père et l'assistant de ce dernier pour tenter pareille expérience, mais, hypnotisée, elle ne pouvait lâcher du regard la fine et brillante trace de sucre qui flottait quelques centimètres au dessus du col de l'habit de Claude et qui marquait l'emplacement de ses lèvres.
Les bandages qu'il portait sur le visage pour dissimuler sa condition étaient posés sur ses genoux ; dans l'intimité du salon, face à une jeune fille qui connaissait son secret, il laissait sa chair dénuée de toute couleur respirer.
Le cœur battant, Mary pensait à toutes ces choses qu'elle n'avait jamais pu murmurer à l'oreille de Claude. C'était un beau jeune homme lorsqu'elle était petite fille, et si le temps commençait à blanchir ses cheveux, du moins avant qu'ils ne disparaissent, ses yeux bleus n'avaient rien perdu de leur vivacité ; son dos était toujours droit, son sourire toujours aussi humble et malicieux, son maintien toujours aussi noble, et aucun garçon de l'âge de Mary n'avait su capter l'attention de la jeune fille comme lui le faisait.
Elle remarqua soudain que Claude avait arrêté de manger; il était parfaitement immobile, ou tout du moins, son costume l'était. Elle ne pouvait pas deviner ce qu'il regardait, mais les grains de sucre abandonnés sur les lèvres invisibles l'obsédaient.
-Je voudrais vous embrasser.