À dix-huit heures vingt-six, ils lancèrent l’assaut. Enfin, c’était ce que Charles s’était dit, car qui pouvait donner l’heure dans cette panique générale qu’était devenu son régiment ?
Cela le rassurait, Charles, de se donner une heure. Cela lui donnait un peu l’impression de maîtriser sa vie. Cette vie, il la sentait un peu partir en lambeaux depuis une poignée de semaines : mobilisation générale, joie de vivre partout autour de lui. Charles avait du mal à comprendre comment les hommes pouvaient être heureux de faire la guerre. Il avait du mal à comprendre comment on pouvait faire la guerre, tout court. Et même lorsque le train l’avait emmené loin de chez lui, il ne parvenait pas à s’imaginer. Se lever chaque matin et voir des visages inconnus. Laisser filer chaque jour et voir les visages inconnus devenir connus, peu à peu. Apprendre à se battre, apprendre à tuer.
Même après la courte instruction qu’on lui avait délivrée, il ne savait pas comment il était possible de tuer. Comment pouvait-on être heureux de faire la guerre, comment pouvait-on prendre une arme et mettre fin à une vie, deux vies, cent… Comment lui, Charles, pauvre jeune homme perdu, pouvait-il provoquer un tel tremblement sur le monde ? Il ne maîtrisait pas sa propre vie, comment alors se mettre à maîtriser celle d’un autre, au point d’être capable de la lui voler ?
Mais l’heure n’était plus aux doutes. Il était dix-huit heures vingt-six, enfin, Charles s’imaginait qu’il était dix-huit heures vingt-six, parce que cela le rassurait plus que tous les armements du monde. L’assaut était lancé, il fallait avancer, courir vers cet ennemi dont les visages n’étaient pas bien différents de ces visages inconnus puis connus qui l’entouraient.
Il fallait tuer, tuer pour ne pas être tué.
Tuer pour survivre et continuer d’inventer des histoires pour avoir l’impression de maîtriser un peu le cours du temps qui passe.
Inventer des histoires, Charles l’avait toujours fait. C’était ça ou s’étrangler dans des angoisses sans nom. Chaque chemin traversé était une étape dans sa vie. Chaque matin, il sortait de son lit avec la certitude d’avoir un destin inouï à accomplir et que ce jour était le plus important de tous. Chaque nouvelle rencontre était un pas crucial vers l’avenir. Quel avenir ? Charles l’ignorait. Mais il avait toujours eu le besoin compulsif de construire, structurer, repenser. Parce que sans cela, sa vie lui semblait désespérément vide. Parce que sans cela, il n’y avait aucun acte qui valait la peine d’être accompli. Parce que sans cela, il ne voyait même pas de raison de quitter son lit au lever du jour.
Car la vie de Charles était véritablement vide – garçon de ferme, ça laisse tellement de temps pour penser, entre deux gestes mécaniques et deux conversations techniques et vaines – à tel point qu’il prenait même le temps d’inventer celle des autres : leurs pensées, leurs joies, leurs peines. Dans l’esprit de Charles, la réalité offrait une foule de personnages qui prenaient vie et promenaient leur ronde autour de son propre destin exceptionnel. Il s’imaginait que Jeannette, la crémière, était amoureuse de lui en secret. Il était persuadé qu’Anatole, le palefrenier, l’admirait et aurait souhaité qu’il fût son fils. Il était persuadé que tous ses proches se réunissaient en son absence pour faire son éloge. Il était persuadé que les villageois voulaient qu’il épousât leurs filles et que les villageoises regrettaient de n’être pas plus jeunes et d’avoir choisi d’autres partis.
Il était persuadé aussi qu’il allait quitter un jour son village et accomplir des exploits.
Mais il était dix-huit heures vingt-six, au moins dans l’esprit de Charles, et personne dans ce régiment n’offrait une image assez nette pour vivre les histoires que Charles formait. Il n’y avait pas d’individu dans cette guerre, juste des matricules, de la chair à canon.
Et puis, il avait bien quitté son village, mais il n’y avait aucun exploit d’autre à portée qu’une mort dépourvue de sens ou une survie impossible.
Il n’y avait plus d’histoires à inventer pour personne. Les compagnons de Charles avaient des noms qu’il oubliait et, par conséquent, n’étaient personne. Ils le regardaient comme s’il était interchangeable avec tout autre, et Charles faisait de même à leur égard. Il n’était plus personne, il n’avait pas de compagnons… Il n’avait plus rien à inventer, si ce n’est le temps lui-même qui se fige dans une éternelle minute.
Qu’il est agréable cependant d’inventer une minute qui n’en finit plus. Il était dix-huit heures vingt-six et Charles traverse le champ de bataille, il était dix-huit heures vingt-six et Charles mettait son fusil en joue. Le temps ne passait pas parce que, tout puissant, Charles maîtrisait son cours. Il ne maîtrisait plus sa vie, mais à quoi bon maîtriser sa vie quand on peut, d’une seule pensée, arrêter le temps ?
Il était dix-huit heures vingt-six, et l’assaut était lancé. Charles n’avait plus rien d’autre à inventer que l’heure et l’espoir sans doute un peu vain qu’il allait survivre à cette bataille-là, qu’il allait parvenir à prendre la vie de cet ennemi qu’on lui avait dépeint comme le diable, et qu’il allait pouvoir passer de longues années à inventer d’autres histoires. Charles ne réalisait pas vraiment qu’en se disant ça, il n’était toujours pas dans le présent, toujours pas dans le monde.
Charles ne le réalisait pas, sans doute parce que le monde réel, l’instant et sa richesse, il ne les avait jamais perçus. À trop rêver on perd le chemin de l’ici et maintenant.
Il était dix-huit heures vingt-six, et Charles essayait de se convaincre en mettant son fusil en joue que tout cela était faux. Il se disait qu’il ne faisait que vivre un drôle de rêve, un cauchemar bref, bientôt terminé. Il se disait surtout qu’en appuyant sur la gâchette ou en jouant de la baïonnette, il n’ôterait la vie de personne. Après tout, les soldats autour de lui n’étaient personne, ils n’étaient que des matricules.
Il suffisait de tirer, de tirer, ici, et maintenant.
Lorsqu’entre deux hésitations de Charles, une balle se logea dans ses côtes, il essaya de se convaincre que ce n’était qu’un drôle de rêve, un cauchemar bref, bientôt terminé. Après tout, pour tous ceux qui l’entouraient, il n’était personne, il n’était qu’un matricule.
On ne peut pas mourir quand on est personne.
On ne peut pas mourir quand les histoires vous prédisent un destin extraordinaire.
On ne peut pas mourir quand il est dix-huit heures vingt-six, minute décisive, minute éternelle, minute qui fait la jonction entre un moment crucial de la vie de Charles et un autre moment de sa vie. Il n’y a pas de mort, ni à dix-huit heures vingt-six, ni à dix-huit heures vingt-sept. Qui meurt à dix-huit heures vingt-six ?
Charles ne pouvait pas mourir.
Voilà sans doute le dernier conte qu’il se raconta, quand, lourdement, il s’effondra sur le sol boueux de la Marne.