LETTRE XXVIII
4 février 1873, Worcester
A Abigail Quincy
Ma chère cousine,
Tu ne peux savoir à quel point il m’est difficile de t’écrire. Ne t’étonne pas des larmes qui parsèment cette missive : je suis toujours en deuil. Ou plutôt, nous le sommes. Je suppose que tu as déjà entendu la nouvelle par les journaux – ou le réseau de ton père. Mais si ce n’est pas le cas, je vais te l’écrire en toutes lettres, aussi difficile que cela soit pour moi. Rachel est morte. Décédée dans son sommeil. Emportée paisiblement en pleine nuit.
C’est ce que disent les docteurs en tout cas. Qu’il s’agit d’une mort naturelle. Mais comment cela pourrait-il être ? Elle n’avait pas vingt ans et était en excellente santé. Elle n’a eu aucun symptôme ces derniers jours, exceptée une paranoïa grandissante à l’égard de Mrs Cotton, qui l’empêchait même de dormir.
Ce qui m’amène à ma prochaine supposition. Megan et moi sommes tombées d’accord. Cette mort brutale, inexpliquée et douloureuse ne peut être le fait que d’une seule personne. Cette horrible bonne femme qui dort au sein du même compartiment que nous ! Nous la soupçonnons d’avoir mis la main sur ta précédente missive, malgré tes sages recommandations. Nous avons pris soin de ne pas parler de son cas à voix haute et d’échanger uniquement en messages codés. Des messages impossibles à déchiffrer sans mon livre de Laclos. Mais je suppose qu’elle a tout de même perçu nos soupçons et a décidé de se débarrasser de nous.
Si tu savais comme j’ai peur, Abi. J’ai peur pour ma vie, pour celle de Megan, pour celle de Miss Murray, bien que nous ne lui ayons pas parlé de nos craintes. J’ai peur de mourir aux mains de cette femme folle. J’ai peur de ne jamais te revoir, de ne jamais revoir mes parents. Ma chère mère si émotive et mon cher père si protecteur. J’ai peur de voir ma vie s’arrêter brusquement.
Être enfermée dans ce maudit train n’apaise pas mes craintes, loin de là. Les grincements des roues sur les rails et le bruit de la porte coulissante de notre compartiment commencent à me rendre folle. Je ne suis qu’un concentré de douleur, de chagrin, de colère et de terreur. Quant à Megan, elle est plus haineuse que peureuse. Mais je pense qu’elle tente aussi de se montrer plus brave qu’elle ne l’est.
Je prie pour que mes parents nous rejoignent ici, à Worcester. Ou qu’ils ordonnent à Miss Murray, de prendre un autre train, que sais-je. Tout plutôt que de rester en compagnie de cette folle furieuse. As-tu des nouvelles de Scotland Yard de ton côté ? Cela me rassurerait tant.
Avec toute mon amitié,
Anna
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LETTRE XXIX
6 février 1873, Bath
A Anna Cunningham
Ma chère Anna,
Ma lettre ne sera pas longue et je m’en excuse. Je préfère être brève mais que cette missive vous parvienne plutôt que de m’étaler sur des pages qui n’atteindront pas leur destinataire.
Tu ne peux savoir à quel point je me lamente de la perte de Rachel. Je crois n’avoir jamais autant pleuré. Je me sens à la fois impuissante et remplie de rage à l’idée de savoir que quelqu’un lui a ôté la vie. Elle qui ne le méritait pas. Elle qui allait bientôt se marier. Elle qui avait la vie devant elle. Je m’enterre dans le chagrin en pensant que je ne la reverrais jamais. Et je n’ose imaginer la puissance de ta peine, qui doit être bien supérieure à la mienne. Rien ne remplacera jamais une sœur, mais sache que je serais toujours là pour toi et Megan.
Papa n’a reçu qu’une réponse brève de Scotland Yard. Ils le remercient pour ses informations et lui promettent d’investiguer. Ils ont commencé par contacter les autorités de Wallbottle pour savoir de quoi il retourne exactement, mais depuis plus de nouvelles. Je suis désolée de ne pas t’apporter de meilleure réponse, j’aurais aimé pouvoir être plus utile.
Toutes mes pensées et mes prières t’accompagnent. Avec tout mon amour,
Abigail
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LETTRE XXX
7 février 1873, à bord du train
A Megan Cunningham
Traduction d’une lettre codée
Megan,
Je me sens si mal depuis quelques jours. J’ai une douleur dans le ventre qui ne veut pas partir, je ne sais si cela est dû à la perte de Rachel ou si je suis juste paranoïaque. Je ne peux me débarrasser de l’impression qu’elle m’observe à chaque instant. Même lorsqu’elle discute avec Miss Murray, je sens son regard sur moi.
Nous devons faire quelque chose. Je suis trop fébrile pour avoir une idée viable, dis-moi ce que je dois faire. Par où commencer ? Quels indices pouvons-nous récolter qui seront utiles à Scotland Yard ?
Inutile de te rappeler que nous devons employer la plus grande discrétion.
Anna
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LETTRE XXXI
7 février 1873, à bord du train
A Anna Cunningham
Traduction d’une lettre codée
Anna,
As-tu bien fait attention à tout ce que tu as mangé et bu ? Tu ne peux savoir à quel point tes mots m’effraient. Si cette sorcière t’a empoisonné, je me retrouverais seule au monde. Sois vigilante, je t’en supplie. Je ne supporterais pas de perdre une seconde sœur.
Je me retrouve tant dans ce que tu dis. Je suis arrivée à un stade où je ne peux plus voir le visage de cette femme sans avoir envie de le griffer, de l’arracher avec mes ongles, de la frapper jusqu’au sang. Elle ne mérite que la mort pour ce qu’elle a fait à Rachel. Et j’ose espérer que les autorités ne feront preuve d’aucune clémence pour ses crimes.
Je pense que nous devrions fouiller son sac de voyage. Si nous y trouvons des traces de poison, nous pourrons tout prouver. Mais nous devons être prudentes. Trouve un prétexte pour l’attirer hors du compartiment, je m’occuperais du reste.
Megan
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LETTRE XXXII
9 février 1873, Gloucester
A Abigail Quincy
Abi,
Tu le sais, je n’ai jamais été une parfaite petite femme du monde. Je ne me suis jamais aussi bien comportée que mes sœurs, j’ai toujours été plus insouciante, plus libre, plus provocatrice. Je n’ai jamais su bien écrire non plus. Je m’excuse donc si je vais te sembler abrupte. Je n’aurais jamais la délicatesse d’Anna ou la politesse de Rachel.
Anna est morte hier. D’une fièvre gastrique. Nous l’avons retrouvée froide sur sa couchette. Immobile et les yeux grands ouverts. Une maladie qui couvait depuis plusieurs jours d’après le docteur. J’en suis triste, désespérée même. Mais je ne peux pas dire que je sois surprise. Anna m’a dit souffrir de maux de ventre depuis quelques jours. Je suis persuadée que c’est cette diablesse de Mrs Cotton qui l’a empoisonnée, j’en mettrais ma main à couper.
Je ne sais si Anna t’as fait part de nos plans. Mais après le décès de Rachel, nous étions déterminées à la percer à jour. Alors qu’Anna l’attirait hors du compartiment pour une promenade jusqu’au wagon restaurant, j’ai entrepris de fouiller dans son sac de voyage. Et j’y ai retrouvé une fiole remplie d’un liquide que je n’avais encore jamais vu. J’en ai informé les autorités de Gloucester. On me l’a arraché des mains en me demandant où je m’étais procuré de l’arsenic. Ils l’ont interrogée et elle s’en est sorti je ne sais comment.
Cette injustice me laisse sans voix et me donne envie de vomir. Je sais que c’est elle. Je le sais. Je refuse qu’elle s’en tire ainsi, alors qu’elle m’a arraché ce que j’ai de plus précieux au monde. Les autres sont peut-être floués par son apparence frêle, mais pas moi. Si l’arsenic ne leur suffit pas, je ne compte pas m’arrêter là. Elle tombera, sois en sûre.
A partir de maintenant, je porterais un soin tout particulier à tout ce que je mettrais dans ma bouche. Il est hors de question qu’elle mette fin à mes jours. Je refuse de mourir avant de la voir passer sur l’échafaud. Si Rachel et Anna étaient terrifiées, je ne suis que haine et douleur. Elle ne sait pas à qui elle a affaire.
Je pense écrire dès aujourd’hui à son amie, qui réside également à Bath. Si je peux exposer Mrs Cotton, ce sera grâce à elle. Elle est mon dernier espoir.
Je suis déterminée à atteindre Bath. Là-bas, mes parents nous rejoindront et ce cauchemar sera terminé. Plus tôt serait le mieux je pense pour la santé mentale de Miss Murray. Elle semble avoir perdu l’esprit depuis la mort d’Anna. On se demande même qui de nous deux est la plus à plaindre. Ne m’en veux pas pour toute cette amertume – je suis toujours en deuil.
Bien à toi,
Megan
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LETTRE XXXIII
9 février 1873, Gloucester
A Scarlett O’Neill
Chère Mrs O’Neill,
Nous ne sommes jamais rencontrées et vous devez sûrement vous interroger sur la teneur de cette lettre. Peut-être votre amie Mrs Cotton vous a-t-elle parlé de moi. Je suis Miss Megan Cunningham, la dernière fille de Mr et Mrs Cunningham, et je voyage en compagnie de Mrs Cotton jusqu’à Bath. Je me permets de vous contacter à propos d’un sujet relativement sensible. N’ayant jamais été dotée d’un sens développé de la diplomatie, je vous demande de pardonner mon certain manque de tact.
Vous n’êtes pas sans savoir que j’ai perdu mes deux sœurs il y a quelques jours. Rachel et Anna sont décédées, selon les médecins, de fièvres gastriques. Des circonstances naturelles. Cependant, j’ai des raisons de penser que ces morts sont tout sauf naturelles. Je vais sûrement paraître abrupte, mais je ne vois pas comment amener cela de manière plus habile. Je suis convaincue que mes sœurs ont été assassinées, et que la responsable est votre amie Mrs Cotton. Je suis navrée pour le choc que j’ai certainement dû vous causer, mais s’il vous plaît, ne stoppez pas ici votre lecture.
Mes sœurs et moi avons toujours été très méfiantes envers Mrs Cotton et je pense que celle-ci le ressentait bien. Lorsque nous l’avons mentionnée à notre cousine Miss Abigail Quincy, en séjour à Bath, elle nous a communiqué, à l’aide de son père, des informations inquiétantes. Suite à plusieurs échanges avec Scotland Yard, il semble avéré que Mrs Cotton a fui le nord du pays après la mort de son mari et de son beau-fils, accusée qu’elle était par les autorités d’avoir mis fin à leurs vies. Vous avez sans doute vous-même fait le lien avant que je ne le dise ici, mais ces morts étaient également dues à des fièvres gastriques, comme vous le savez.
Je ne sais comment Mrs Cotton et vous avez pu lier une amitié, mais je vous demande, je vous supplie, de considérer le problème froidement et d’y poser un œil neuf. Vous ne me connaissez pas et vous voudrez certainement soutenir votre amie, je le conçois. Mais les preuves sont là. Sachez que j’ai également trouvé une fiole d’arsenic dans son bagage – personne n’a voulu le considérer sérieusement, cependant.
Mrs O’Neill, vous êtes mon dernier espoir. Aidez-moi à convaincre les autorités. Aidez-moi à appréhender la femme qui m’a pris ce que j’avais de plus cher dans ma vie. Ne vous rendez pas complice de ces crimes impardonnables. Vous seule la connaissez plus que quiconque. Vous seule pouvez me rendre justice.
Si vous choisissez d’ignorer cette lettre, je comprendrais. J’en serais désespérée, mais je comprendrais. Je ne vous demande qu’une seule chose : le ne mentionnez pas à Mrs Cotton. Ou j’aurais une raison de plus de craindre pour ma vie.
En espérant que mon appel à l’aide ne sera pas vain,
Bien à vous,
Megan Cunningham