LETTRE XI
26 janvier 1873, Bath
A Mary Ann Cotton
Ma chère amie,
Je profite de ces quelques jours d’arrêt à Birmingham pour t’écrire une rapide lettre, j’espère qu’elle te parviendra avant que le train ne reparte.
Je suis horrifiée de lire que tes malheurs peuvent susciter de telles réactions et de tels propos ! Les gens sont tout simplement sans cœur. L’idée de te savoir seule entourée de personnes si inamicales au point que tu en craignes pour ta vie me rend malade. J’aimerais tant pouvoir être à tes côtés pour t’aider et te rassurer !
J’essaye de me tranquilliser moi-même en me disant que ces Miss Cunningham sont bien jeunes et bien impressionnables. Elles ont sûrement entendu quelques rumeurs les ayant poussées à se comporter ainsi avec toi. Tu es leur manière bien morbide d’égayer leur voyage, n’y vois rien d’autre. Heureusement que Miss Murray est présente pour te défendre du mieux qu’elle le peut. J’éprouve d’ailleurs beaucoup d’impatience à l’idée de la rencontrer, elle semble être une femme charmante et de caractère !
Quoiqu’il en soit, sache que je conserve précieusement toutes tes lettres. Comme tu le dis si bien, une preuve écrite est essentielle en cas d’accidents inexpliqués. Un peu de courage, tu n’es plus qu’à une centaine de miles de Bath, ton voyage touche à sa fin !
Avec toute mon amitié et mon soutien,
Scarlett
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LETTRE XII
2 février1873, Worcester
A Scarlett O’Neill
Ma chère Scarlett,
Tu ne peux imaginer l’état dans lequel je me trouve ! Je tremble comme une feuille et il m’est d’une difficulté sans nom d’écrire cette lettre. Si le temps est bien plus clément et le train dépourvu du moindre problème technique, c’est néanmoins un évènement macabre qui nous a contraint à nous arrêter à Worcester.
Je ne sais comment atténuer le choc par écrit et je me contenterais donc d’être brève : Miss Rachel est décédée ! Mon dieu, même en le transcrivant sur papier j’ai du mal à appréhender cette réalité. Nous l’avons trouvée ce matin dans sa couchette, pâle et froide comme la mort. On aurait pu croire qu’elle dormait, mais ses sœurs ne parvenaient pas à la réveiller et nous avons appelés un docteur qui voyage avec nous, un homme charmant, pour lui demander un diagnostic avec inquiétude. Sa sentence a été sans appel et nous a toutes horrifiées !
Il a été impossible au docteur d’établir la cause ou l’heure du décès. C’est lui-même qui a demandé au conducteur de faire halte dans la ville la plus proche. Nous voilà arrêtés depuis seulement une poignée d’heures. Miss Anna et Miss Megan sont dévastées. Les pauvres enfants sont prostrées dans un coin à pleurer, incapables de même boire le verre d’eau qu’on a posé devant elles. Leur détresse ne leur a toutefois pas fait oublier la haine qu’elles ont à mon égard, et je me tiens à distance respectueuse.
Quant à Miss Murray, elle est devenue hystérique lorsqu’on lui a annoncé la nouvelle. J’ai sincèrement pensé que nous avions perdu la pauvre femme, elle s’arrachait les cheveux telle une folle enfermée en asile. Heureusement pour les deux sœurs, elle possède des nerfs d’acier et elle a recouvré un calme apparent assez rapidement pour s’occuper des détails. Elle est présentement en train d’écrire une lettre à Mr et Mrs Cunningham pour leur faire part du décès de leur fille aînée. Nul doute que la nouvelle sera accueillie avec larmes et désespoir.
Ce voyage est décidément maudit par le destin… Mais je ne désespère pas d’arriver à toi en un seul morceau.
Bien à toi,
Mary Ann
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LETTRE XIII
8 février 1873, à bord du train
A Scarlett O’Neill
Ma chère amie,
Nous voilà repartis en direction de Bath. Le docteur de l’hôpital de Worcester a statué sur les causes du décès de Miss Rachel, et il semblerait que sa mort soit parfaitement naturelle. Je dois dire que j’ai dû mal à y croire : elle semblait si jeune et en bonne santé ! Il est difficile d’admettre qu’elle s’est éteinte dans son sommeil sans autre raison que son cœur trop faible.
Ses sœurs éprouvent toujours une immense tristesse, comme tu peux t’en douter. Elles se murent dans un silence pesant et paraissent bien moins insouciantes. Je lis tout leur malheur de cette brusque perte dans les rides qui marquent leurs fronts. J’ai tenté de les réconforter mais je n’ai récolté que regards noirs et muets, je reste donc sagement dans mon coin de compartiment sans les importuner désormais.
Miss Murray elle-même peine à prendre la parole ces derniers jours. Elle paraît éreintée et constamment soucieuse. D’après le peu qu’elle a accepté de me dire, Mr et Mrs Cunningham lui ont ordonné de prendre toutes les dispositions nécessaires pour envoyer le corps de Miss Rachel à Edimbourg, pour qu’elle soit enterrée dans le caveau familial.
Ils lui ont également demandé d’emmener leurs deux cadettes à Bath, affirmant qu’ils viendraient dès que possible. Je n’ai rien dit, mais je trouve cela particulièrement étrange de ne pas avoir demandé à ce que leurs deux filles les rejoignent immédiatement. J’ai été à leur place, et après la mort des frères de Charles Edward je refusais de le laisser sortir de ma vue ! Je ne…
Plus tard, Gloucester
Mon dieu, par où commencer ! Je m’excuse déjà pour la piètre apparence de cette lettre, j’espère que tu parviendras à me lire malgré les traces d’encre et la feuille froissée. J’ai été brusquement interrompue au cours de ma missive par un cri inhumain, qui semblait se répercuter dans l’ensemble du train.
Je me suis immédiatement levée, j’ai quitté le wagon restaurant où je m’étais assise pour t’écrire, et je me suis ruée en direction du bruit. Quel n’a pas été mon étonnement de voir un attroupement autour de notre compartiment ! Les gens se sont écartés de mon passage en chuchotant et leurs regards me rendaient malade. Mais j’ai avancé tout de même, poussée par une curiosité morbide.
J’ai trouvé Miss Murray effondrée sur une banquette, apparemment évanouie. Miss Megan pleurait et hurlait en tirant sur sa robe et ses cheveux, absolument méconnaissable. Et enfin, mon regard est tombé sur la personne responsable de tous ces tourments. Miss Anna était allongée sur le sol, immobile. Et aussi pâle que l’était Miss Rachel il y a quelques jours. J’ai aussitôt compris et je suis tombée sur le sol comme une poupée de chiffon, trop faible pour que mes jambes me portent.
Le conducteur s’est arrêté dans la ville la plus proche et nous avons demandé un médecin compétent. Ce dernier nous a affirmé la même chose que celui de Worcester : cette mort était tout à fait naturelle. Il affirme que Miss Anna souffrait d’une fièvre gastrique qui aurait dû être détectée des jours plus tôt pour être prise en charge. C’est à peine s’il ne nous accusait pas de l’avoir tuée !
Je ne sais comment Mr et Mrs Cunningham géreront cette nouvelle perte, ni ce qu’il adviendra de notre voyage, mais je suis si secouée que je peine à t’écrire sans trembler. Nous risquons d’être arrêté à Gloucester un moment, n’hésite pas à m’écrire, j’aurais bien besoin de ton soutien.
Avec toute mon amitié,
Mary Ann
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LETTRE XIV
10 février 1873, Bath
A Mary Ann Cotton
Ma chère Mary Ann,
Je ne sais que dire face à de telles atrocités. Je peine à croire que le malheur puisse ainsi s’acharner sur une seule famille ! Toutes mes pensées et mes prières sont dédiées aux pauvres Cunningham. Perdre ainsi coup sur coup leurs deux filles aînées doit être une douleur que nous pouvons à peine imaginer. Ou plutôt, que je peux à peine imaginer mais que tu dois bien connaître, pauvre de toi. Il est tout de même étrange que Miss Anna soit décédée de la même fièvre gastrique que ton petit Charles Edward, cette coïncidence macabre me donne des frissons dans le dos. Si jamais Richard l’attrape un jour de manière aussi foudroyante, je ne sais comment je réagirais.
Je suis en tout cas persuadée que ce voyage porte le signe du diable. Deux décès en si peu de temps et dans un endroit résolument clos… Je pense que je me laisserais gagner par la folie. Et je t’admire de parvenir à garder un tel calme. Miss Murray doit avoir bien besoin de ton soutien, la pauvre femme. Quant à l’hostilité de Miss Megan, ne t’en étonne pas. La malheureuse enfant vient de perdre tout ce qu’elle avait, rien ni personne ne peut encore apaiser sa blessure.
Je prie de tout mon cœur pour que cette fièvre gastrique ne soit pas contagieuse, et surtout que tu ne l’aies pas attrapé. C’est sans doute monstrueusement égoïste de dire cela après les décès de Miss Rachel et de Miss Anna, mais je ne supporterais pas l’idée de te perdre. Je ne saurais que te conseiller d’être prudente.
Courage à toi, ton supplice touche bientôt à sa fin. Plus qu’une cinquantaine de miles et tu pourras pleurer tes malheurs sur mon épaule.
En espérant que ton voyage se termine mieux qu’il n’ait commencé,
Ton amie dévouée,
Scarlett
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LETTRE XV
21 février 1873, Bristol
A Scarlett O’Neill
Ma très chère Scarlett,
Tu me vois profondément navrée de ce long silence. Je suis d’autant plus désolée que cette lettre ne contient pas de meilleures nouvelles que les précédentes.
Nous sommes restés quelques temps à Gloucester, le temps que les Cunningham mettent à nouveau les choses en ordre. Miss Murray a de nouveau pris des dispositions pour leur envoyer le corps de Miss Anna. Au vu des distances, ils ont estimé plus judicieux de nous rejoindre directement sur Bath. Mr Cunningham refuse que Miss Megan fasse le voyage de retour seule avec Miss Murray, et son emploi du temps ne lui permettait pas de de gagner Gloucester avant le départ de notre train.
Mais une fois de plus, le malheur a frappé notre compartiment maudit. Nous étions partis depuis plusieurs jours, dans un silence de mort ponctué de pleurs et de soupirs, lorsque j’ai commencé à entendre Miss Megan tousser pendant la nuit. Je m’en suis inquiétée mais Miss Murray m’a assuré que ce n’était rien, sa jeune maîtresse a toujours eu des poumons fragiles.
Si seulement j’avais pu insister ! Si seulement elle avait pu m’écouter ! Comme tu dois déjà t’en douter, nous avons retrouvé Miss Megan un matin immobile sur sa couchette, l’oreiller tâché du sang qu’elle avait craché durant la nuit. Miss Murray en a perdu l’esprit. La pauvre femme n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle affirme qu’un fantôme nous poursuit depuis notre départ. Les autres passagers affirment au contraire qu’un meurtrier est à bord. Je préfère me ranger à l’avis de Miss Murray. Tu sais que je ne crois pas facilement aux mauvais esprits, mais mieux vaut cela que l’idée d’un dangereux malade qui tue d’innocentes jeunes filles.
Même l’affirmation du docteur concernant la mort naturelle de Miss Megan – encore une fièvre gastrique ! Cette maladie est une véritable plaie qui m’aura vraiment tout pris – cela ne fait pas taire les bruits. On parle d’empoisonnement sans prendre la peine de se soucier de choquer cette pauvre Miss Murray. Je tente de la protéger du mieux que je le peux, mais cela m’est de plus en plus difficile.
Je n’ose imaginer le degré d’anéantissement des Cunningham. Perdre leurs trois filles en un laps de temps si court ! C’est si regrettable. Surtout lorsque l’on songe que le temps clément de Bath aurait certainement pu améliorer leurs santés déficientes…
Quoi qu’il en soit, je ne pourrais pas te rejoindre de sitôt. J’ai pris la décision de rester à Bristol avec Miss Murray. Les Cunningham lui ont demandé une fois de plus de prendre les dispositions nécessaires pour le corps de Miss Megan, puis de les rejoindre à Edimbourg le plus vite possible. La pauvre femme est si secouée qu’il serait cruel de la laisser seule en un pareil instant. Je sais qu’il est incroyablement effronté de ma part de te demander cela, mais penses-tu pouvoir m’offrir un aller-retour jusqu’à Edimbourg ? Je vous rejoindrais ensuite, c’est promis.
Avec toute mon amitié,
Mary Ann